
Jochen Gerz — Abraham & Wolff, Paris
La galerie Abraham & Wolff accueille une exposition intimiste et d’autant plus poignante consacrée à Jochen Gerz. Une série d’œuvres rares y révèle un parcours plastique où l’invention du format n’est jamais un effet de style, mais toujours un levier de pensée.
Chez Gerz, l’image n’est pas un simple objet donné à voir : elle constitue un dispositif critique dont le jeu de décalage invente ce mouvement dont elle prive le réel. L’événement s’y fait histoire et creuse avec le regard même du spectateur le sillon d’une narration alternative. Artiste conceptuel formé notamment à la philologie, Jochen Gerz (1940) s’est très tôt inscrit dans une démarche où le texte, l’image et la participation du public deviennent les éléments d’un langage plastique nouveau et ’impose dès les années 1970 comme une figure majeure de l’art conceptuel européen et, à l’instar de nombreux de ses plus illustres contemporains, repense les enjeux d’une mémoire qui ne se transmettra plus jamais de la même manière.
Dans cette grande « petite » exposition, d’une finesse et d’une justesse rare, l’accrochage propose un moment d’histoire de la photographie qui, dès ses prémisses, débordait son médium. On y perçoit l’ombre des avant-gardes mais aussi une continuité avec les pratiques contemporaines qui interrogent la performativité de l’image.
Propositions d’action autant que de contemplation, la série des Photos-Textes présentées ici de même que les objets édités dressent des ponts entre les formes de création et mettent en jeu les conditions mêmes de leur monstration. L’image, souvent fragmentée, recomposée ou insérée dans des dispositifs à manipuler, devient un outil, un élément de composition dont la disposition trahit la nature « manipulable », dans les deux sens du terme. Jamais figée, elle porte dans sa nature une instabilité perpétuelle à laquelle offre, comme un vibrant écho, l’œuvre formant le mot Revolut avec des dés, dont trois (R, E et D dans cette configuration), effondrés, laissent ouverts la lecture et l’interprétation. Là, la somme de possibles embrasse la tragédie de l’histoire et ses révolutions sacrifiées tout comme la vanité d’un temps voué à être révolu, à moins qu’il ne s’agisse d’une reconstruction à venir.
Prélude à ses œuvres participatives emblématiques invitant les passants à graver leurs propres messages, Jochen Gerz explore la tension entre regard et responsabilité, entre mémoire individuelle et récit collectif. Par ces dispositifs sobres mais puissamment évocateurs, l’exposition convoque une conscience du regard qui ne perd cependant pas de vue la mise en espace d’un œuvre dont la force plastique, peut-être plus intense encore aujourd’hui dans sa justesse d’un quotidien décomposé. Voir est déjà un acte critique. Jamais aussi riche que lorsqu’il est montré dans son dénuement, le réel retrouve une force poétique et politique qui naît du trouble, de l’écart que l’œuvre opère entre ce qui se montre et ce qui se dit, entre ce qui s’expose et ce qui se voit.
Dans cette économie d’effets et dans la réduction judicieuse d’un œuvre pléthorique à quelques-uns de ses exemples, l’accrochage opère une synthèse salutaire qui fait de la visite manifeste discret d’un regard qui se porte tout entier vers la pensée.
Jochen Gerz, Revolut… Abraham & Wolff, 12, rue des Saints-Pères, 75007, Paris — 06.06 — 24.07.2025 En savoir plus