Kaye Donachie — Le Plateau, Frac Ile-de-France
Le Plateau présente, du 18 mai au 23 juillet, une exposition personnelle de la peintre Kaye Donachie, née en 1970. Une monographie salutaire de cette artiste qui dévoile avec la force de l’évidence les arcanes d’une psyché romantique d’un nouveau genre.
« Kaye Donachie — Sous les nuages de ses paupières », Frac île-de-france, le Plateau du 18 mai au 23 juillet 2017. En savoir plus Avant cette exposition intitulée Sous les nuages de ses paupières, Kaye Donachie utilisait déjà l’image de l’entrave avec Behind her eyelids, en 2015, évoquant la paupière comme une barrière, une frontière entre soi et le monde, nous exhortant à l’observer non pas simplement tel qu’il se donne mais comme on « peut » le regarder. Un monde certes envoûtant et séduisant, mais qui dépasse le piège de l’esthétisation pour se confronter à ses multiples influences en jouant sur les détails, en alternant les techniques, passant d’une beauté évanescente à une simplicité effilée, presque abstraite et en perturbant définitivement sa perception.D’une certaine manière, Kaye Donachie se réapproprie le médium peinture pour inventer à nouveau l’iconographie de son siècle. En lien avec son époque, elle articule un imaginaire empreint d’onirisme et de mélancolie qui transmet ses visions, des portraits évanescents qui se fondent en paysages, des visages mondes qui cachent sous la naïve inexpressivité du regard une capacité infinie à rêver et à se faire réceptacles de nos propres rêves. S’il y a une évidente marque historique dans son approche, des références littéraires concrètes et fantastiques, c’est aussi et surtout dans l’actualité de ses propres « images » qu’il faut comprendre ses recherches. De la même façon que ses inspirations, les photographies d’artistes telles que Claude Cahun, Florence Henri, Lee Miller, exposées en parallèle de ses œuvres, elle développe un langage esthétique singulier, hors du temps mais pas hors de l’histoire.
À travers les personnalités qu’elle convoque, c’est la question de l’identité qui se trouve d’emblée mise en jeu. Loin de la simple interprétation littérale d’un visage monde ou d’un paysage dramatisé par la présence humaine, c’est bien plutôt la marque du territoire sur la psyché, l’importance pour ces femmes et homme (une seule figure masculine dans l’exposition, Hermann Hesse) d’un environnement donné qui conditionne leur existence. Autant de spectres dont l’aura hante à jamais les lieux, tout du moins tant que l’on l’aura pas fait le réel inventaire de leur rôle dans l’histoire, tant que l’on n’a pas tissé les liens qui les unissent à la création et l’invention qu’elles ont suscitées. Kaye Donachie ramène à leur vie d’antan ses personnages pour éveiller l’importance fondamentale, au même titre que la cruciale nécessité du monde, de comprendre que toutes les identités qui se sont construites dans ces mouvements artistiques sont percluses de l’existence de ceux et celles qui les accompagnaient. L’expérience collective, de façon presque paradoxale, devient le point névralgique de ces créations qui semblaient nous renvoyer à la solitude et la pratique du portrait, ainsi repensée, devient une arme de réflexion qui donne prise à la communauté. Ne se bornant pas à la mélancolie romantique d’un sujet isolé, Kaye Donachie éveille bien plutôt des figures de la vie plurielle, instillant, en poussant à l’expérience du rêve, par définition subjectif, une réalité polysémique faite d’identités morcelées. Par là, elle souligne notre nécessaire fragmentation par les lieux, les rencontres, les influences et les sentiments qui s’inscrivent en chacun de nous, en d’autres termes la construction de soi à travers le reflet de toutes les différences qui nous ont traversés.
D’où son attachement à ces femmes qui ont accompagné des mouvements artistiques, retraites et autres communautés libres, à l’image des portraits des poétesses Henriette Hardenberg ou Emmy Hennings, de la danseuse Isadora Duncan mais aussi de Gabriele Münter, l’une des fondatrices du groupe « Die Blaue Reiter » et Nusch Éluard, muse et figure de la French Riviera. Kaye Donachie intègre alors pleinement la géographie à leur histoire. Indissociables des lieux où leurs réflexions et ambitions se sont formées, les paysages de ses toiles se fondent avec les visages et regards de ceux qui y ont vécu et créé. De ces expériences communes souvent retirées du monde, l’artiste retranscrit une poésie romantique que l’huile magnifie, en l’intégrant dans la modernité d’un regard conscient et actuel. À travers les cadrages, les références (elle fait par exemple cohabiter un portrait de Hermann Hesse et un l’emblématique Hari du Solaris d’Andreï Tarkovski), la tonalité pastel et les éléments vaporeux, en fusion, Kaye Donachie installe une dimension cosmique qui transcende les époques pour inventer un romantisme sans illusion ou plutôt une part prégnante et nécessaire de l’illusion pour réactiver, aujourd’hui, un romantisme contemporain.
Kaye Donachie multiplie, tout au long de ses œuvres, les figures de sphères à la manière des photographies de Lee Miller (Model with Lightbulb et Portrait of Space) et de Florence Henri (Nature morte, composition au coquillage), toutes trois exposées ici. Cette confrontation nous renseigne sur ses influences et offre une plongée encore plus en profondeur au sein de la propre psyché de l’artiste. Le motif du cercle se répète dans de nombreux tableaux et dans le papier peint qui orne les murs de la seconde salle, il devient bulle de protection ou aura qui entoure voire forme les traits des personnages, de la même manière que le cercle emprisonne autant qu’il ouvre de nouvelles perspectives chez Lee Miller. En ce sens, le monde de Donachie se donne à travers plusieurs strates, que l’on se laisse porter par la force esthétique de ses tableaux-mondes ou que l’on s’attache à l’histoire dont ils sont dépositaires, aux multiples références qui les enrichissent et les animent véritablement pour en faire des ensembles mouvants et irréductibles à leur seul charme évanescent.
Un monde si riche d’ailleurs, que la nature acquiert elle-même, peu à peu, le statut de personnage et se fait sujet dans la troisième salle de l’exposition, voyant des émotions humaines appliquées, à travers les titres évocateurs Forgetting Who I Am et Full of Whispers, Full of Sighs, à des natures mortes représentant des fleurs qui endossent nos regrets et nos peurs. Plus encore, à travers ses cyanotypes, c’est proprement la nature qui dessine son portrait, gravant, à travers les ombres et les lumières, ses contours sur la feuille photosensible. L’artiste agence ainsi un cadre qui se donne de lui-même et imprime une représentation figée de sa réalité, une impression durable d’un temps suspendu. Un dernier retournement qui brouille encore les pistes de ce jeu de transparence et d’entremêlement des visages qui parcourt tout l’œuvre d’une artiste qu’on ne peut ainsi en aucun cas réduire à une seule dimension et qui fait de ce « trouble » littéral la force même de sa démarche.
L’évolution chromatique du parcours, des teintes sombres des murs jusqu’à la blancheur immaculée de la dernière salle nous conduit clairement du rêve nocturne au bruit blanc de l’éveil pour nous rappeler que ces quêtes, ces histoires et ambitions qui peuplent les personnages et lieux qu’elle représente, s’ils appartiennent certes au passé, n’en continuent pas moins de hanter le présent et nous exhortent à un réveil abrupt ; ces idéaux, nous devons, de la même manière qu’elle s’y emploie, nous en emparer. Car plus que d’un rêve, c’est d’un voyage qu’il s’agit. En ce sens, l’omniprésence du motif sphérique est peut-être le signe sous-jacent et inconscient d’une peinture aqueuse qui plongerait son spectateur-explorateur en immersion, derrière un scaphandre de verre, dans une réalité cosmique, pleine d’une histoire trouble qui se donne par dilution et se voit par émotion.