Liz Magor — Le Crédac, Ivry-sur-Seine
Le Crédac organise une exposition exceptionnelle de Liz Magor, née en 1948. Figure de proue de la scène canadienne, le travail de cette artiste discrète et sensible reste encore peu montré en France, un état de fait qui risque bien d’évoluer. Après une grande monographie présentée au Musée d’Art contemporain de Montréal, cette exposition au Crédac (avec la tenue d’un parcours parallèle à la galerie Marcelle Alix) nous plonge au cœur de sa création. Une reconnaissance tout à fait méritée tant son travail, pluriel et ouvert offre de prises à la pensée pour s’évader ou, au contraire, sonder plus en profondeur notre perception des objets qui peuplent le monde.
« Liz Magor — The Blue One Comes in Black », Le Crédac, Centre d’art contemporain d’Ivry du 8 septembre au 18 décembre 2016. En savoir plus De grandes couvertures peuplent les cimaises de la première salle ; à travers des micro-changements, Liz Magor attire l’attention sur un détail, une altération de l’état originel qui, si elle annule la fonctionnalité première de ces objets, leur redonne une vie en en faisant les témoins sensibles et muets d’une histoire secrète. Repassées, bien pliées sur leurs cintres, leur durée de vie, malgré leur état parfois largement dégradé, semble avoir été écourtée, comme si leur usage restait possible, prêtes à être remises en service ou, à tout le moins, en état. En témoignent ces trous qui pourraient tout aussi bien servir de repères à une intervention ultérieure visant à les réparer. À travers ses gestes, Liz Magor ajoute des éléments discrets à ces objets, des signes étranges qui soulignent leur imperfection, entourant des trous de cigarettes d’un plastique qui les protège autant qu’il désigne leur fragilité. Sous les housses plastique des services de nettoyage leur donnant de faux airs de jupes à collerettes d’enfants d’un autre âge, les couvertures rappellent également leur fonction de protection dans un Canada au climat hostile. Mais les épingles qui les maintiennent droites, les ajouts secrets et discrets qu’elle y greffe (tels des mèches de cheveux et autres écussons) empêchent toute réutilisation, le temps de leur fonctionnalité est révolu, les voici dans le temps de notre histoire, parties intégrantes d’un vocabulaire singulier.Au sol, des sacs divers contiennent des outils de couture surannés qui rappellent également l’intégration de cette industrie dans la vie canadienne, les écussons originaux témoignent quant à eux de la qualité certaine de ces pièces et du glissement opéré par l’artiste, qui prolonge le soin apporté à la confection en le reportant sur sa mise en scène. La suite du parcours va s’attacher plus précisément à ses sculptures, qui mélangent des matériaux de récupération, débris et autres objets. Autant de fragments de narrations complexes où les signes se croisent, font sens mais n’annulent pas une certaine obscurité. Le plastique semble donner un lustre, un vernis à ces associations hétéroclites et la main, le toucher y sont omniprésents avec les multiples gants qui les évoquent. De là découle certainement la nature profondément empathique du regard de l’artiste sur ces fragments du réel abandonnés, une fragilité qui en interdit à présent l’usage, seul un gant vide est autorisé à s’emparer d’eux. C’est une des forces de l’œuvre de Liz Magor, une puissance évocatrice et une fertilité métaphorique que l’artiste maintient à plein en s’effaçant derrière ces assemblages hétéroclites et en brouillant toute piste qui permettrait de déceler un ordre précis à ses constructions. L’ordre, ici, est celui des objets, qui imposent leur singularité et laissent ainsi vagabonder l’imaginaire comme il l’entend. Il y a incontestablement quelque chose du rêve chez Magor, du songe intranquille de l’enfance qui porte en lui une certaine part de peur, une mélancolie doucereuse qui finit de s’incarner dans la figure d’un nourrisson, lequel, loin d’être un symbole fantasmé, est mis en scène dans une position d’effort, escaladant un bloc qui se fait miroir d’une lutte constante des objets pour leur propre préservation.
Cela vient aussi d’une envie de prendre soin, « d’avoir cure » de ces objets anonymes et nous confronter ainsi à notre propre regard ; apprécions-nous vraiment (dans les deux sens du terme) ce qui nous entoure ? Une pudeur et une discrétion ensorceleuses émergent derrière les matériaux mêmes, où carton et plastique se révèlent bien différents de ce qu’ils laissent apparaître. En trompe-l’œil, la banalité devient une construction précieuse, la forme aléatoire des modèles qui ont permis de les mouler, l’artiste imprimé une volonté de laisser voir l’identique, de faire résonner la tautologie du monde pour que notre propre regard ne soit plus dupe de sa lassitude et, de fait, de son inaptitude à « percevoir » la vitalité des objets. Point alors un sentiment diffus de danger, comme si ce monde plus lourd, réalisé dans les rêves en négatifs des objets du réels (moulages réalisés de l’intérieur, laissant entrevoir l’envers de housses et de cartons), n’en demeurait pas moins bien plus exposé à la fêlure, à la brisure.
En face, la très belle tenture de couverture noire (Hudson’s Bay Double) dessine une constellation. Rejouant le format du panorama, ce paysage qui n’en est pas un évoque une constellation de points d’intérêt que seul un regard attentif sur le monde peut déceler. Pas de nature donc ici, et ce malgré le profond amour que l’artiste lui porte, elle qui passe une grande partie de l’année sur une île reculée ; ce sont bien plutôt les objets, les sculptures et autres reliquats qui deviennent des parts indissociables de paysages qu’elle invente, d’un ordre qu’elle fait émerger autant qu’elle continue de le scruter, observant la vitalité nouvelle qui en émane.
Cette réutilisation, remise en perspective de la familiarité des objets, vient ainsi perturber notre rapport au monde. Au final, ce parcours déploie un ensemble pluriel qui, sous des atours d’accumulation ready-made, révèle sa minutie si précieuse que le décalage, perceptible après examen attentif, voire par l’insensible, se fait vertige. En ce sens, Liz Magor, en laissant une totale liberté d’interprétation, parvient à forcer le visiteur à user de la même application du regard et de la perception qu’elle, encourageant à observer à son tour la vie des objets, cette fragilité qui se dessine comme un mirage, insensible et contradictoire, mais terriblement présente.