Lucia Laguna — Galerie Karsten Greve
La galerie Karsten Greve présente du 13 octobre au 12 janvier 2019 la première exposition personnelle de la peintre brésilienne Lucia Laguna (née en 1941) en France qui conjugue expressivité, modernité et réflexion saisissantes.
« Lucia Laguna — Nem pássaro ou inseto, folha, bolha e galho…Nada escapa à armadilha do olhar », Galerie Karsten Greve du 13 octobre 2018 au 12 janvier 2019. En savoir plus Figure atypique du monde de l’art, Lucia Laguna fut longtemps professeur de littérature avant de se plonger dans la peinture, qu’elle étudie alors intensément, dans les années 1990. C’est donc face à un œuvre jeune d’à peine vingt ans (sa première exposition remonte à 1998) que nous confrontent la vingtaine de toiles de l’exposition qui portent en elles cette dichotomie entre les regards. Car outre son parcours singulier, Lucia Laguna développe une pratique qui impose une forme de distance, touchant là à un questionnement vivace dans la littérature du XXe siècle, la disparition de l’auteur. Loin de se désengager de son œuvre, elle confronte pourtant sa pratique à la réalisation, au préalable par un assistant, d’une toile. Ce « fond » produit par l’interprétation de ses consignes devient alors un terrain de jeu à la métamorphose qu’elle lui applique, ajoutant et retranchant une multitude d’éléments qui brouillent les visions premières d’un compagnon d’atelier pour faire surgir de la toile une contradiction de temps, de lieu et d’intention. À l’image donc, d’un monde, qui ne se réduit pas à la description objective qu’il appelle, les thèmes abordés qui tournent généralement autour de l’atelier, des paysages bigarrés de Rio de Janeiro se parent de la richesse de subjectivités qui en révèlent la foisonnante complexité. La peinture à quatre mains devient plus encore une peinture à quatre yeux et, paradoxalement, autant, si ce n’est plus, de regards.Folie étrange et structure compulsive peuplent ainsi des toiles phénomènes qui mêlent invention et tentation de capter cette sidération du réel. Qu’il s’agisse d’un paysage ou d’une nature morte, la force irrépressible de la composition nous jette dans un univers enivrant où les couleurs s’entrelacent, les éléments se combattent en une vibrante symphonie. L’exotisme foudroyant tient ici d’un réalisme magique pour laisser éclater l’onirisme dans des représentations où les signes se multiplient et brouillent la lisibilité de sujets simples devenus visions kaléidoscopiques d’un monde en mouvement perpétuel. C’est d’ailleurs l’une des grandes réussites de cette présentation que d’aligner avec sobriété un nombre raisonnable d’œuvres pour les laisser respirer et ne pas profiter artificiellement d’une force jouissive et réjouissante qui se voit d’autant plus renforcée qu’elle est respectée. Ses tableaux agrègent des idées événements qui dessinent une trame narrative labyrinthique où le regard se perd, sans parvenir à s’arrimer à un unique détail.
Au sein de ces visions vertiges s’empilent les perspectives pour retrouver, au final, la formidable gravité de son sujet principal, la profondeur du plan de peinture. Car les forêts urbaines de Lucia Laguna ne sont pas des invitations à s’enfoncer plus profondément au cœur de l’image mais bien plutôt des surfaces qui imposent au regard de glisser, de ripper continuellement sans faire le point sur la profondeur de champ. On suit ainsi comme à « l’aveugle » des lignes de force apposées à même la toile qui barrent autant qu’elles cadrent la vie qui les sous-tend. C’est l’une des principales qualités de sa peinture ; la frontalité de tous les plans, le travail même d’une peinture qui ne laisse que très peu de volume impose une planéité radicale, malgré une fois encore la somme de couches qui les structure, qui permet à tous les détails de surgir de concert, comme simultanément hors de la toile. Une force rare et brute derrière l’indéniable chaleur esthétique des compositions. Aussi séduisantes qu’effarantes, elles manient ainsi les paradoxes pour mieux figurer la richesse d’un monde qui se lit à l’envers. Comme une évidence, les visions de Lucia Laguna s’agrippent à nos regards plus qu’elles ne lui permettent de les embrasser. En ce sens, elles semblent toujours dépasser, mordre les cimaises alentours pour continuer de s’exprimer.
Les couches deviennent des souches desquelles s’élancent, à l’horizontal, une somme de racines qui sont autant de trames ne trouvant parfois leur résolution qu’à l’extrémité du tableau. Lucia Laguna piège au final l’acte même de la peinture au sein d’une « double contrainte » qui, loin de l’aliéner, en révèle la nature profondément vivante et sa capacité à transformer, en multipliant les émotions, toutes nos visions du monde.