
Tactical Specters — La Ferme du Buisson, Noisiel
Inspirée par la philosophe Vinciane Despret et le poète Sean Bonney, ainsi qu’influencée par la pensée de Derrida, l’exposition Tactical Specters à La Ferme du Buisson joue avec les incarnations de la mémoire pour multiplier les souffles de souvenirs qui maintiennent la pensée dans des espaces dynamiques.
« Tactical Specters — Exposition collective », La Ferme du Buisson, Centre d’art contemporain du 16 mars au 13 juillet. En savoir plus Un envers théorique riche permet aux artistes invités d’exprimer pleinement leur sensibilité et de proposer des œuvres aux allures de processus expérimentaux, où la forme, affirmée, crée une zone de flou propice à l’invention d’une stratégie d’accueil et de cohabitation avec ces altérités qui les habitent. En faisant de l’ésotérisme un vecteur d’expérience partageable, cette exposition repense les modalités du savoir en évitant l’écueil du mysticisme et constitue l’une des propositions les plus convaincantes d’un art contemporain qui explore de plus en plus les frontières du rationnel. Sans pour autant liquider son héritage ni tenter de réhabiliter un obscurantisme pop, elle fouille les marges de la conscience pour révéler les impensés — voire les impensables — du champ cognitif, en jouant de fulgurances et de rémanences historiques qui, si elles ne s’expliquent pas, infléchissent nos vies et courbent la raison pour mieux en souligner la complexité.D’emblée, les oiseaux de Publik Universal Frxnd dressent, sur les rebords de l’espace d’exposition, deux rangées de regards et de chants au milieu desquels le spectateur est invité à s’engager. Omniprésents dans nos espaces de vie, les oiseaux transportent avec eux des légendes, des savoirs et des symboles qui nourrissent notre système de pensée. La corneille, choisie ici, ne déroge pas à cette règle et symbolise, dans certains folklores, le lien entre différentes dimensions. Un passage symbolique, donc, pour ouvrir ce parcours, qui se conjugue aux tableaux d’Assoukrou Aké, dont les formes circulaires, semblables aux visages qu’il dessine, nous conduisent vers une humanisation de l’étrange.
Humanité mutante ou masquée, la dilution du visage tend à laisser entrevoir une cohabitation entre toutes les formes de vie et efface les signes du temps pour, peut-être, en contredire les lois. Alors, notre corps lui-même devient stigmate d’une transmission à travers les générations, dont nous lisons les échos jusque sur nos figures.
Au centre de l’espace, l’installation de Chiara Fumai recouvre un plan de musée d’un texte manuscrit d’un seul tenant. Articulée autour d’une performance où l’artiste jouait la guide de musée avant d’entrer en transe, l’œuvre dynamite l’ordre établi pour faire surgir, dans le plan (physique ou métaphorique), un élément extérieur qui le sature et en offre une échappée possible. La présence d’une barrière propre aux lieux de pouvoir et de représentation trouble encore sa lecture : protège-t-elle du surgissement inattendu ou empêche-t-elle, au contraire, d’en perturber le cours ? Face à cette réalité habitée, le spectateur demeure inquiet, hésitant entre défense et fascination.
Les mots tiennent entre eux par une ligne qui souligne l’idée d’une activité constante, pareille au fil qui semble relier les œuvres de l’exposition. Car même lorsqu’il est plat, l’aiguille de l’encéphalogramme remplit son office, dans l’attente — espérée ou crainte — d’un soubresaut qui la ferait danser. En attente, la violence du passé continue de hanter nos présents, qu’il s’agisse des Brigades Rouges pour Chiara Fumai, qui les fait advenir dans sa transe, ou des figures d’Ulrike Meinhof et Rosa Luxemburg dans les très belles chaises-sculptures de Nils Alix-Tabeling, qui semblent s’épandre dans l’espace à travers d’étranges structures organiques. Violence qui se lit également dans la relégation et le déni d’humanité des autres, avec notamment le vibrant voyage de Coco Fusco en barque autour du cimetière de Hart Island, dédié aux oubliés de la société. La baie new-yorkaise, devenue dans cette œuvre un avatar du Styx sur Terre, laisse voguer en silence sa somme de spectres oubliés, ces êtres que l’on aura, même dans leur mort, jamais regardés.
Ce à quoi tente de remédier Belinda Kazeem-Kaminski en détournant le cadre du cours magistral universitaire qui, privé de son public, devient l’occasion d’une discussion ouverte entre la tenante des mots et les figures muettes de photographies d’un ethnographe belge qu’elle déballe et dont elle tente de faire surgir l’humanité, masquée alors par la présence constante de cet homme omnipotent. Une œuvre magistrale de l’artiste, tant dans sa forme que dans son fond, qui embrasse les modalités de notre temps et préfigure même les modes de communication d’aujourd’hui : une solitude face à une caméra réparatrice, où l’image, si longtemps objet de dépossession, laisse place à des formes minimalistes recouvrant les individus pour mieux questionner la réalité de leur existence, forcément en mouvement.
Violence encore chez Joshua Leon, avec l’exploration de la persécution religieuse subie par les marranes et son articulation avec l’histoire coloniale, tandis qu’Euridice Zaituna Kala, dans une superbe installation faite de pleins et de transparences, laisse entrevoir une lutte sociale et politique de travailleurs mozambicains inscrite dans la durée. Les reflets, bien sensibles ici, dressent une analogie fructueuse avec leur impact dans l’histoire. Souvenirs, présences et mémoires sont, plus que jamais, des muscles en mouvement, dont la forme, bien que perceptible en négatif, demeure une force d’affirmation absolue.
La décomposition et la putréfaction apparaissent dans le travail de Jota Mombaca, qui plonge des lambeaux de tissus dans des rivières pendant plusieurs mois, et dans celui du duo Anouk Maugein & Lorraine de Sagazan, qui compose un display destiné à être altéré par la moisissure. Un devenir-spectre qui offre une vision tangible de la dynamique de ce concept, lequel devient ici une donnée éminemment sensible et dont l’expérience, empreinte d’une ouverture sur les morts, accompagne la vie.
Quand elle n’est pas directement liée à une question plus intime — à l’image de l’installation de Vir Andres Hera, qui fait intervenir sa propre mère dans une œuvre qui la convoque, ou de Hamedine Kane, qui se réapproprie les codes de l’enfance pour tisser des liens de filiation avec des figures disparues, ici les écrivains James Baldwin, Chester Himes et Richard Wright –, cette dynamique s’étend au fil du parcours à des dimensions collectives.
Ni figées ni ostensibles, les réalités alternatives déployées par les artistes permettent un voyage théorique et imaginaire véritablement libre, où les histoires intimes et les affects personnels se conjuguent à des brouillards éthérés qui n’ont rien d’inoffensif. Autant d’échos que l’exposition pourrait bien contribuer à réactiver au travers de nos propres souvenirs.