Tes mains dans mes chaussures — La Galerie, Noisy-le-Sec
La Galerie de Noisy-le-Sec clôt, avec ce troisième volet de Tes Mains dans mes chaussures, une réflexion vivante autour du travail et des habitudes de production qui prend précisément le contre-pied des attendus de programmation, délais et autres deadlines anxiogènes.
« Tes mains dans mes chaussures 3 sur 3 — Curatrices : Vanessa Desclaux et Emilie Renard », La Galerie, centre d’art contemporain du 22 avril au 15 juillet 2017. En savoir plus L’exposition pense des conditions de production radicalement différentes, des processus qui s’engagent dans la continuité, au gré des appropriations et des temporalité de tous les acteurs qui se trouvent ainsi plongés au cœur d’un moment « donné » mais pas figé. Des collaborations nombreuses tant l’ouverture de la galerie sur les artistes, sur son équipe ainsi que sur la population et les associations noiséennes est importante. Débarrassés des contraintes habituelles, artistes et équipe pédagogique en retrouvent d’autres et modifient leur regard sur cette présentation en continu, sur cette multitude de hasards qui continuent d’imprimer leur marque sur cette programmation entamée en septembre dernier.Une œuvre est ainsi en attente d’activation, un « placebo » que viendra « performer » Béatrice Balcou lors de l’ouverture d’une boîte de bois fermée entreposée dans l’espace, comme en attente, renfermant une réplique minimaliste d’œuvre d’art. Dans le cadre de son projet, l’artiste a convié l’équipe à une présentation de son projet avec pour consigne de ne prendre aucune note afin que celles-ci, durant le temps de l’exposition, se chargent tout autant des oublis éventuels, inventions et approximations qu’elles auront développés. Une manière de participer d’une mémoire collective étirée dans le temps et qu’aucun protocole antérieur ne maîtrise totalement. C’est ainsi la question du contrôle, de l’identité à soi qui est en jeu à travers ces pièces empruntées et/ou copiées qui ont évolué dans un environnement où les rapports spatiaux et historiques n’ont cessé de se voir perturbés avec des temps forts qui ont brisé l’illusion de fixité inhérent au principe d’exposition.
L’exposition n’est alors plus une tentative d’objectiver la création dans un écrin qui garantirait, durant sa tenue, une monstration similaire et une valeur, une place définies par un commissaire « donnant à voir » tout autant l’œuvre que son propre regard sur elle. Elle devient le maillon d’un centre d’interactions aléatoires dont la valeur change au gré des regards, événements ou hasards qui la mettent en avant ou la dissimulent. Les employés eux-mêmes peuvent être sollicités pour l’entretien ou l’activation d’une pièce, organisant de ce fait une vie intime, cachée de l’œuvre, un rituel secret entre elle et son lieu de séjour. En ce sens, Tes Mains dans mes chaussures amène une véritable réflexion critique, dans le sens positif du terme, sur le métier de commissariat et, plus généralement, sur la question des « intermédiaires » dans l’art. Sans surtout imposer un discours ou prétendre à un nouveau paradigme, l’exposition interroge en acte, avec humour et humilité et sans théorisation rhétorique notre place à tous face à la création.
Laëtitia Badaut-Haussmann, elle, investit la totalité de l’espace d’exposition avec des structures magnifiques, modules recouverts de céramiques faisant tour à tour office de banc ou de table de présentation. Elle repense également l’éclairage de La Galerie en disséminant plusieurs lampes issues de la collection du CNAP qui distillent une lumière sobre, éloignée des codes de l’exposition traditionnelle et révélant le charme toujours aussi singulier de cet intérieur aux allures de maison bourgeoise. Une ambiance chaleureuse et intimiste qui invite le visiteur à appréhender différemment les œuvres et en premier lieu celles de Jean-Charles de Quillacq, qui recouvre d’acétone les pages d’un magazine, laissant entrevoir des signes obscurs, des images qui n’en deviennent que plus énigmatiques. Ici, il s’agit d’une invitation à un dialogue secret, que l’artiste propose à la commissaire d’exposition et dont nous n’aurons aucune information, sinon l’étrange sensation d’ausculter une âme en demande, en attente, dont on ne sait de quoi cette injonction est le fruit. Amour, réconfort, réprimande, c’est toute l’ambiguïté d’un rapport de l’artiste face à celui qui l’expose, face à un esprit qui se « sert » de son œuvre pour accomplir un projet dont il est une pièce nécessaire. Laëtitia Badaut-Haussmann participe également à un projet de collaboration d’artistes exclusivement pensé pour La Galerie. Avec Anna’s Week-end, un groupe d’artistes a imaginé des « solutions » à une liste de problématiques exposées par l’équipe du centre d’art en se servant essentiellement des matériels à disposition dans la réserve. Loin de ne se réduire qu’à quelques œuvres exposées, le projet irrigue ainsi de façon pérenne et presque invisible le fonctionnement de l’institution, inversant la pratique et les codes de travail régulièrement employés en matière d’exposition. Une collaboration qui trouve son illustration dans l’atelier d’impression d’Achim Lengerer qui imagine un dispositif fonctionnel pour accueillir des groupes et les inviter à créer leur contenu éditorial à travers des instruments simples de sérigraphie et d’impression. Il déjoue l’habituelle vision d’œuvre collaborative en invitant le public uniquement lors de séances qu’il organise. Inutilisable donc en l’état, cet atelier déserté reste comme un vestige d’une entreprise commune dont il conserve des traces et qui contient en lui la possibilité, à tout moment, de se voir activé. Rien de ludique ici ou de conceptualisation d’un « participatif » fourre-tout. Au contraire, cette image d’atelier vide rappelle l’engagement politique de toute entreprise, la nécessité pour le groupe de penser ensemble un sens et d’obtenir un point d’accord pour créer un objet qui agit sur la vie de tous, un projet voué à intégrer autant qu’à fédérer la cité.
Cette vie de la cité, Violaine Lochu s’y est confrontée et, avec Superformer(s), propose à des personnes fréquentant la Maison des Solidarités de Noisy-le-Sec de partager un souvenir personnel autour de la notion d’héroïsme quotidien. De cette plongée au cœur de l’intime naissent des histoires personnelles et frontales qui, à leur tour, évoquent la possibilité d’un « hors-cadre », une constellation de « réalisations personnelles » que l’acte artistique peut avoir pour rôle de dévoiler. Une responsabilité de la création mise en jeu par Liv Schulman au long de trois épisodes de sa série Que faire ? réalisés durant sa résidence sur place. Elle y met en scène des scénaristes de série cabossés joués par des acteurs amateurs et professionnels qui échangent des considérations, idées et ébauches d’histoires au long de dialogues d’une terrible drôlerie. L’absurde y côtoie les angoisses les plus sourdes, de la peur du déclassement à l’inquiétude de la page blanche de sa propre identité. Avec une économie de moyens et une fougue et une folie contenues, Liv Schulman produit des scènes fortes qui dissèquent les attendus de la société et les perfore en faisant de ses personnages des miroirs d’un usage de la créativité comme garantie d’une survie économique. Un vertige qui vire bientôt à l’implosion.
Tes Mains dans mes chaussures constitue ainsi une exposition plastique et ouverte, en cours, que les artistes eux-mêmes perturbent, lui ôtant le caractère sacré et intouchable d’une sortie de l’œuvre de l’atelier pour voir le dispositif scénographique lui-même se faire terre d’accueil, invitant public, artistes et employés eux-mêmes à véritablement « innover ». Elle repense avec audace les implications et modalités d’une exposition et on saisit, à travers les discussions entendues ou provoquées sur place qu’elle a déjà eu un effet indéniable sur les plans personnels. Dans un temps où les termes « entreprise », « succès », « risque » et « initiative » sont préemptés par un marché qui vante la liberté sans remettre en cause ses propres contradictions et surtout la nécessité d’y faire allégeance et d’accepter ses règles iniques pour en profiter, une telle exposition rappelle que l’art et la création sont les seuls porteurs d’une idéologie de liberté et d’invention qui génère plus qu’elle ne régule la dépendance de chacun à chacun, la possibilité rare et fabuleuse de « faire » lien à l’autre.