Tous, des sang-mêlés — Mac Val, Vitry
Riche, diverse, foisonnante, explosive et frontale, l’exposition Tous, des sang-mêlés célèbre la pluralité des identités et la singularité de chaque être dans un monde qui tend à les réduire aux frontières nationales. Le Mac Val propose ainsi un parcours ambitieux et engagé qui fait la part belle à la divagation, la multiplication des échos et contradictions sans se laisser enfermer dans un propos fédérateur, reflétant dans sa forme même la complexité des influences constitutives de chaque identité.
« Tous, des sang-mêlés — Exposition collective », MAC VAL Musée d'art contemporain du Val-de-Marne du 22 avril au 3 septembre 2017. En savoir plus L’exposition attaque d’emblée la question des origines en se confrontant à leur relativité avec l’œuvre Étrangers partout, (QDM) de Claire Fontaine qui ouvre et clôt le parcours en affichant sur quatre murs noirs des néons reprenant cette locution dans de multiples langues en se gardant d’utiliser le français et l’anglais. Elle installe ainsi une forme d’exclusion pour la majorité des visiteurs qui fait écho à celle que vivent les centaines de millions d’êtres confrontés à la situation de l’émigration. Derrière l’ambiguïté d’un tel slogan, « Étrangers partout » affiché aux murs ; s’agit-il d’une revendication, d’une exhortation, d’un appel à la haine ?, la sobriété et l’ouverture volontaire du propos nous placent devant une réalité sans jugement péremptoire mais visant, en négatif à travers lui, une possible universalité, une communauté de possibles dans cette expérience, réelle ou fictive, de l’altérité que porte tout individu dès lors qu’on l’assimile à la figure de « l’étranger ».Relative, pour ne pas dire aléatoire, la question de la frontière constitue un axe majeur de réflexion avec les bouquets de Kapwani Kiwanga reprenant ceux qui ont accompagné les signatures de souveraineté nationale de pays africains. La frontière, la position géographique deviennent ainsi des vecteurs qui construisent le regard et placent chacun face à une somme de qualités qu’il se doit de représenter du fait même de sa détermination dans l’espace. Un paradoxe que souligne Francis Alÿs qui, au long d’une vidéo d’une belle simplicité, s’attache à repeindre à même le sol des fragments de la ligne théorique de séparation du territoire panaméen.
Avec Alamo, Sylvie Blocher revisite l’histoire de ce fameux fort témoin d’une bataille cruciale dans l’histoire de l’Amérique et orchestre une confrontation des points de vue passionnante, montrant l’importance du rejet, par la classe dominante économique, des souffrances d’autres groupes pour réécrire, à l’aune d’un pouvoir acquis (voire usurpé), une histoire qui condamne une seconde fois les victimes et en tait même l’existence. En les ramenant sur le même plan dans un dispositif d’une simplicité éloquente, Sylvie Blocher souligne la possibilité d’un regard multipolaire et la difficulté, à moins d’une relecture tenant compte de toutes les perspectives, de saisir tous les enjeux d’un « réel » qui se transmet. Mathieu Kleyebe Abonnenc reproduit, lui, la violence symbolique de l’exploitation pour évoquer les histoires tronquées et déchirées de populations entières. Impossible de ne pas rendre hommage au risque de la subtilité avec cette œuvre dont l’éloquence tient au vide, à ce même effacement des mémoires qu’il rejoue en présentant deux simples barres de cuivre fondues dépouillées des traces de l’histoire (les croix de cuivre du Katanga dont elles sont issues, monnaie d’échange littéralement dissoute dans le processus d’exploitation colonial). Un choix d’œuvre qui fait écho à cette volonté de ne pas saturer le propos de l’exposition en évitant des œuvres trop littérales dont la présence porterait d’elle-même un « message » qui empêcherait une véritable réception et confrontation à cette présentation.
Cette histoire fracturée constitue ainsi le pan principal des œuvres exposées, évoquant tour à tour l’attirance vers des cultures que l’on s’approprie, celles qui font naître inquiétudes et haines, celles qui permettent aussi de se redéfinir, de se placer face à un monde riche de toutes ses composantes. Il est ainsi question, entre autres, d’appropriation des codes culturels pour développer une nouvelle création avec la reprise de Géricault dans la tradition syrienne, la rencontre de la mythologie musulmane avec les codes du cinéma américain chez Fayçal Baghriche ou encore le récolement toujours aussi passionnant d’une Giulia Andreani qui propose dans ses aquarelles une plongée au cœur d’une famille calabraise dont l’histoire se mêle avec les flux migratoires du début du XXème siècle.
Sous le regard vide des Passagers du silence de Karim Ghelloussi, ces silhouettes à échelle humaine en résine désolées et figées dans leur exil, c’est l’actualité même de notre rapport à la rencontre des cultures qui se trouve questionné. Véritable pièce iconique de l’exposition, cette sculpture monumentale, qui aurait fait presque figure de passage obligé pour coller aux exigences de l’époque prend, face à l’ironie grinçante du personnage carnavalesque et totémique de Présence Panchounette, idole africanisante matinée des oripeaux du capitalisme, une profondeur supérieure dans sa sévère fixation. Derrière elle, Ninar Esber endosse les multiples nationalités qu’on lui prête au quotidien, dénonçant une réduction de son identité à la perception de son pays d’origine qui se voit ici démonté par la succession d’autoportraits équivalents simplement accompagnés d’un qualificatif rendu absurde. Au ciel les drapeaux comme des victoires dessinent une constellation de signes qui désorientent le nationalisme. Alors que la multitude d’étendards pouvait renvoyer, dans l’inconscient collectif, à la fête des nations, aux rencontres internationales sous l’égide de la fraternité des peuples, le drapeau constitue aujourd’hui, à travers le monde, l’arme d’un nationalisme exacerbé censé définir un avenir que l’on imagine « à soi » l’avenir qui nous est « dû » du fait de notre « de ».
Émane de Tous, des sang-mêlés, malgré l’âpreté des sujets, une certaine poésie du ricochet, avec un bel entremêlement des identités, celles des artistes comme celles des mondes qu’elle fait advenir. Bien évidemment, une telle diversité ne va pas sans un certain éparpillement et l’on peut légitimement se sentir légèrement décontenancé par cette succession d’œuvres qui imposent chaque fois leur singularité sans suivre un fil clairement tissé. C’est le danger et la beauté d’un tel refus d’homogénéiser ses objets, il laisse les spectateurs se heurter à leur propre sensibilité, partageant ou non les intuitions de commissaires d’exposition qui ont clairement fait le choix d’un spectre large que peu de grands noms unanimement reconnus ne viennent soutenir dans une thématique qui multiplie habituellement les précautions d’usage en les noyant sous un flot de platitudes à la subversion calibrée.
Comment alors ne pas saluer cette audace et cette prise de risque consciente de cliver, pour refléter, dans la forme même de l’exposition, l’infinie complexité des sources, des éléments constituant les êtres, et ici leurs œuvres, qui épuisent, par leur diversité, la possibilité même d’un jugement univoque ? Ici on ne refait pas le monde comme on le souhaite, on redit le monde comme il s’émaille, dans sa pluralité jouissive comme dans ses aveuglements volontaires et cyniques qu’il appartient à chaque regard d’éprouver pour dépasser, in fine, les siens.