VALIE EXPORT — Galerie Thaddaeus Ropac
La galerie Thaddaeus Ropac accueille jusqu’au 24 février sa première exposition personnelle de VALIE EXPORT, qu’elle représente depuis fin 2017. Centrée sur la série Body Configurations, l’exposition met en lumière les liens qui l’unissent avec l’ensembe de son œuvre tout en parvenant à souligner sa singularité et sa belle actualité.
« VALIE EXPORT, Body Configurations », Galerie Thaddaeus Ropac Marais du 12 janvier au 24 février 2018. En savoir plus Usant de son corps comme moyen d’expression, l’artiste autrichienne VALIE EXPORT explore, depuis ses débuts dans les années 1960, la possibilité de se départir d’une langue, d’un cadre conceptuel qui prolonge la domination masculine historique. En ce sens, chaque œuvre, chaque action de l’artiste apparaît comme une proposition, une tentative non verbalisable d’inventer une nouvelle forme de vie, de nouveaux rapports entre les êtres mais plus encore un nouveau rapport de soi au monde. Un cheminement singulier qui voit se confronter ses actions, films, installations médias et photographies aux attendus d’un monde du spectacle perclus de ses réflexes conservateurs. De la domination masculine (un patriarcat qu’elle envoie paître en modifiant son identité civile, fuyant les noms du père et du mari) à la domination des masses en révélant la part aliénante du spectacle, VALIE EXPORT mène une bataille pour la liberté qui n’a rien d’une dialectique imposée. Si sa détermination peut faire d’elle une croisée, sa démarche n’a rien d’une croisade mais s’apparente bien plutôt à une compilation de hiatus organisés dans la société, un pensum de modalités de « sur-vie », d’anomalies du comportement qui rappellent la fragilité autant que la force d’un corps libre absolument, régi par sa seule affection et libre des conventions.L’exposition proposée par la galerie Thaddaeus Ropac, en se concentrant principalement sur ses photographies, souligne cet aspect crucial d’un œuvre irréductible à sa seule dimension critique (certes formidable d’efficacité et d’intelligence) pour en révéler la profondeur hypnotique et poétique d’un langage du corps, d’un dialogue charnel avec le monde, dans sa dureté comme dans sa beauté.
Avec un choix curatorial fort, elle souligne l’importance de la question de l’identité et ses variations dans un œuvre qui en explore toutes les modalités. De l’identité de genre d’abord avec les premières photographies du parcours et les mises en scènes d’un travestissement de l’artiste comme autant de manifestations de soi par l’apparence. Dans cette très belle série, l’artiste pose, inexpressive, laissant son corps et le « costume » qu’elle revêt constituer les seuls signifiants de l’image. L’identité d’usage ensuite avec la double appropriation d’un nom inventé, VALIE EXPORT, qu’elle inscrit sur les paquets de cigarettes de la marque Smart Export, manipulant à son tour son identité comme un objet, une déperdition ou plutôt une démultiplication de soi, de sa signature, dans la concrétude d’un produit industriel qui ne lui appartient déjà plus. Une analogie féconde avec la performance de tatouage de Body Sign B (1970) dans laquelle VALIE EXPORT fait inscrire sur sa cuisse une jarretelle indélébile. Jusque dans le corps donc, le masculin, sa représentation et sa vision du monde se font prégnants ; une réalité que l’artiste révèle autant qu’elle tente de s’en soustraire.
Menaçante, la photographie, au fond de la salle du rez-de-chaussée, se fait tract, couvrant l’ensemble du mur pour rejouer l’accrochage sauvage, dans la rue à l’époque, de l’œuvre Aktionshose, Genitalpanik. Des dizaines d’affiches identiques collées au mur montrent l’artiste au regard frondeur nous observer, braver dans les yeux du regardeur toute possibilité de jugement. Assise sur un banc, VALIE EXPORT monte la garde autant qu’elle porte un coup au puritanisme « viriliste ». Son pantalon, découpé, laisse entrevoir son sexe, point central d’une ligne verticale qui multiplie les symboles ; une coiffure opulente et anarchique, un pistolet mitrailleur tenu ferme dans ses mains ainsi que le cachet d’un tampon VALIE EXPORT, qui vient identifier cette « amazone » des temps modernes, prête à accueillir les offenses pour mieux les punir. `
Une capacité de résilience à l’œuvre également dans la vertigineuse vidéo qui clôt ce parcours … Remote… Remote. Démarrant comme une lente procession confondante de banalité, elle voit l’artiste user d’un cutter pour se mutiler méthodiquement puiss fiévreusement l’extrémité des doigts. La photographie derrière elle est en réalité une archive de la police montrant deux enfants victimes d’abus sexuels. Soulignant la prégnance de l’histoire dans le comportement des corps, cette action établit des liens intimes au-delà du temps et de l’espace entre le corps de l’artiste et ces autres qui ont souffert. Qu’il en prenne connaissance ou non, chaque être humain semble ainsi, à travers ses actes, s’inscrire dans une histoire commune, assumant une part de compréhension, une capacité à prendre « avec » l’autre. Hypnotique, dure et parfois terriblement esthétique, cette mutilation joue des symboles et, noyant ses doigts ensanglantés dans un bol de lait, l’artiste retrouve le processus de fabrication de la couleur mais aussi la charge symbolique d’un lait qui voile la douleur, la cache et la recouvre pour la laisser se diluer et faire taire la dureté du réel.
Autant d’œuvres fortes, de questionnements qui soulignent la portée grave, malgré leur aspect moins explosif, des Body Configurations d’où l’exposition tire son titre. Le corps de l’artiste devient ici un motif plastique de compositions, d’abord dans la ville puis en plaine nature. Chaque photographie la figure gisante au cœur d’un espace. Entre jeu et métaphore de la persécution, le corps se cache par défi ou par nécessité de survie, tapi dans l’ombre, prêt à surgir ou tout simplement abandonné. La beauté formelle de ces compositions, leur répétition et l’ambivalence de lire ce corps amorphe dans des espaces de transit dévoilent la profondeur poétique et inquiétante d’une série que l’artiste vient, par endroits, rehausser de couleurs. La construction urbaine, pensée pour le mouvement, la fonctionnalité de séparation des corps et des espaces se voit ainsi perturbée par cette femme qui s’allonge à même le sol, s’agenouille face aux arêtes d’immeubles, se love dans les recoins de façades, s’appropriant à sa manière des lieux qui n’en sont pas. Dépouillée de sa fonctionnalité première, l’architecture révèle sa puissance d’exclusion, forçant le corps à un contact contre-nature. On ne peut s’empêcher de voir là aussi une certaine expression de sensualité charnelle avec l’expérience de matières industrielles et organiques au contact de la peau, d’abandon et de fatigue propres aux jeux solitaires et langoureux de l’enfance, comme une allitération de questions « Que faire ? » à laquelle l’artiste répond avec spontanéité, invention et une certaine mélancolie.
Pour autant, la portée critique n’est évidemment pas éloignée et l’emprise de la construction sur les corps et de la dichotomie naturel-artificiel sont fabuleusement mises à mal. Tout autant que le monde urbain, le corps est déjà devenu une construction, régie par des codes, injonctions et « habitus » que VALIE EXPORT, ici, oblitère. S’il n’est pas conforme, pas en mouvement ou pas en action, le corps renvoie l’image de la mort, symbolise la mise hors-jeu de la vie par simple abandon de la convention. Dans l’absence d’expression, c’est pourtant à une nouvelle lecture, à un nouveau dialogue non-verbal que l’artiste nous invite. Encore une fois, la question de l’identité est fondamentale ; VALIE EXPORT abandonne son statut d’« usager » de la ville pour y fondre et perdre son « soi » dans ce phénomène anthropologique de civilisation, celui-là même qui a mené à la nécessité légale de justifier, en tout lieu et tout moment, de sa propre identité dans les sociétés modernes.
Ainsi libéré de sa fonction, le corps devient un outil de reconfiguration du paysage, une affirmation de la possibilité concrète de transformer le monde et notre rapport à celui-ci, de suspendre sa condition pour en révéler l’absurdité et créer à partir d’elle les moyens de son émancipation. Une passivité militante en quelque sorte, résultat d’une lutte fomentée dans l’oxymore où la plus grande perturbation, après les années d’agitation, peut consister en un silence assourdissant, en une atonie renversée et renversante. En cela, VALIE EXPORT endosse des rôles pour ne plus avoir à les jouer, en épuise la réalité pour faire surgir aux yeux des autres toute la vacuité et engager chacun à l’invention d’un nouveau réseau de relations, libre certainement mais surtout plus égalitaire ou, à tout le moins, dépouillé d’un déséquilibre premier dont toute l’invention et la force de création qui émanent de ses œuvres constituent la preuve tangible.