Louise Bourgeois — Galerie Karsten Greve
La galerie Karsten Greve présente un ensemble exceptionnel d’œuvres graphiques de Louise Bourgeois qui fait écho à la grande exposition consacrée à l’artiste par le Moma de New York, An Unfolding Portrait à l’occasion de laquelle le musée met en ligne le catalogue raisonné de ses œuvres imprimées.
« Louise Bourgeois — Editions », Galerie Karsten Greve du 9 janvier au 24 février 2018. En savoir plus L’exercice, souvent difficile, est ici tout particulièrement réussi grâce à un corpus d’une très grande qualité qui fait de ce parcours une plongée radicale dans l’univers mental de l’artiste, aussi libre de sa création qu’indiciblement conditionné par son histoire. Une création qui alterne plaisir technique évident du trait autant que retenue, capacité à l’épure laissant place à l’imaginaire tout en suggérant constamment une sensualité charnelle et inquiétante. S’il est moins célèbre que sa sculpture, l’œuvre imprimé de Louise Bourgeois constitue une part majeure de son activité et compose un corpus de plus de 1200 pièces, réalisées pour la plupart à deux moments de sa vie. Dans les années 1940 d’abord ; depuis ses débuts, Louise Bourgeois a en effet toujours entretenu une proximité avec l’estampe, l’édition et la gravure, qu’elle découvre lors de son arrivée à New York. Peintre de formation, elle y côtoie les artistes de l’atelier 17 qui vont contribuer à développer l’horizon de son langage esthétique.C’est pourtant surtout dans les dernières années de sa vie qu’elle se consacrera à cette activité, consignant dans des centaines de dessins la multitude de formes et de motifs qui ont jalonné son œuvre et trouvant par là une manière de les activer à nouveau, de les faire cohabiter dans des formats plus légers. Avec une cinquantaine de pièces datées des années 1980 à 2009, l’exposition Éditions nous plonge dans un miroir intime d’une artiste qui n’aura cessé de créer, de voir et de raconter. Gravures, dessins sur tissu et éditions supportent ainsi des séries, pièces uniques et variations qui témoignent de sa capacité à déployer, jusque dans sa plus extrême simplicité, son univers tortueux et complexe, où l’omniprésence du végétal et de la chair dessinent un ballet foudroyant d’architectures organiques qui font toute la beauté de ce parcours.
Parce qu’elle n’opère pas de hiérarchie entre les médiums, s’accordant à penser que chacun révèle à sa manière ce qu’elle exprime, Louise Bourgeois va injecter dans ses « éditions » des pans entiers de son œuvre et va surtout les utiliser pour agencer des compilations d’images aux allures de variations narratives. Elle multiplie en effet régulièrement les épreuves, ajoutant où oblitérant des éléments, créant une progression à lecture ouverte que les nombreux points d’entrée libèrent de toute chronologie pour en faire de véritables « moments » d’une histoire. On trouve dans l’exposition, outre sa Saint-Sébastienne dont les nombreuses modulations rappellent la force et la richesse, un superbe portfolio, Topiary, qui mêle, à la douleur intime de sa sœur combattant une dégénérescence de sa jambe, le rêve d’une végétation réparatrice des chairs. À l’aide de celle-ci, Louise Bourgeois répare les accidents, les fêlures, mais ne les recouvre pas. Comme dans ses sculptures, la béance est fondatrice d’un corps qui tente de l’envelopper, de lui survivre, l’enferme autant qu’il en est continuellement creusé.
Dans ces tentatives d’épuisement des possibilités du corps, ceux-ci constituent autant d’architectures que le dessin explore, agence pour en bâtir des édifices imposants, des émanations d’objets sensibles qui n’ont jamais existé. Il en va ainsi du Tryptych for the Red Rooms où les corps bornent des passages, dansent et construisent des arêtes en se mouvant. L’Arc de l’hystérie, sa célèbre sculpture inspirée des travaux de Charcot laisse ici place, dans les échanges entre les corps à différentes arches hystériques, constructions vivantes qui modèlent l’espace au gré des sentiments de leurs acteurs.
Un écho somptueux et plein de profondeur à la broderie, sur le motif d’une partition, des mots « Toi et Moi », seule véritable incursion de texte motif dans l’océan de lignes que constitue l’exposition. Cette locution, au-delà de son évidente parenté avec la danse amoureuse, s’émancipe et devient, dans cette perception de chaque corps comme architecture, une injonction à observer la visée universelle du « nous » qu’elle appelle. Une entité qui implique chaque spectateur, responsable à son tour d’impacter les traits d’un monde à habiter, libres ou prisonniers.
Avec ces Éditions, la galerie Karsten Greve nous offre donc le plaisir de retrouver une Louise Bourgeois plus frontale, dont la réduction du médium à la planéité offre une évidence symbolique qui se déploie plus rapidement, une fenêtre ouverte sur un imaginaire qui active tous les motifs plus connus de son œuvre. Un peuple de signes et de formes singulières qui se laissent découvrir sous un autre angle, passant du monumental à l’inframince, de l’angoisse universelle à l’intimité d’une douleur particulière capable de se transcender pour déjouer tout gigantisme ou tout pathétique et inviter le regard à se poser là, tout contre l’idée.
Retrouvez ici le catalogue raisonné des œuvres de Louise Bourgeois mis en ligne par le Moma