Art et théâtre : Archipels hybrides
À la croisée du spectacle et de l’exposition, l’art contemporain appelle, par sa démarche intermédiale, à une mise en perspective des débats esthétiques depuis soixante ans. Une posture critique nouvelle redéfinit le rôle du public et les enjeux des institutions.
Un art dégénéré « à mesure qu’il approche une condition qui est celle du théâtre. » C’est à une dominante contemporaine que s’affronte, en 1967, le critique américain Michael Fried 1. Loin de la distinction entre arts du temps (musique, théâtre, etc.) et arts de l’espace (peinture, sculpture, etc.) issue du Laocoon de Lessing en 1766, l’alliance de la scène et du visuel s’opposerait aux théories formalistes en faveur d’un art auto-référentiel, et donc atemporel. Une transgression devenue aujourd’hui modèle. En attestent, sur la scène de l’art, le métissage des pratiques ou l’engouement pour un dispositif contemporain conjuguant parfois personnage et dramaturgie.
L’intrusion du théâtre dans l’art invite alors à une relecture des avant-gardes. Dès les années 1950, l’emprunt d’outils théâtraux offrait une mise en crise de la représentation, particulièrement dans le champ de la performance. Événement sans titre, animé par Robert Rauschenberg, Merce Cunningham et John Cage au Black Moutain College en 1952, avait ouvert la voie aux happenings menés par Allan Kaprow quelques années plus tard. Kaprow qui, déjà, voyait dans le cubisme un ancêtre du happening, et dans sa volonté de mêler au tableau des éléments hétérogènes, une revendication d’un espace extérieur à la toile. Ainsi, le cubisme aurait annoncé le collage, lui-même prolongé par l’assemblage, par l’environnement et, enfin, par des pratiques performatives manifestant la présence de l’artiste ou du personnage. On pense à la sculpture vivante, telle la Singing Sculpture de Gilbert et Georges. Mais, comme le note Katia Arfara dans Théâtralités contemporaines 2, « il s’agit toujours d’une mise en scène d’un réel falsifié », qu’il s’agisse d’acteurs — souvent amateurs pour Jeff Wall, professionnels dans le cas des poupées de Tony Oursler — ou encore du « moi », avec Cindy Sherman.
Dans l’art contemporain, théâtralité et technologies numériques s’entremêlent pour bâtir une dramaturgie de l’espace. Empruntant à la scène comme aux médias, les autoportraits fabriqués de Sherman offrent, dès 1978, une dramatisation du quotidien et une exploration baroque de la figure de l’artiste. Médium hybride, catalyseur par excellence des tendances anti-modernistes depuis les années soixante, la vidéo transgresse quant à elle l’espace du white cube. Lorsqu’en 1963 Wolf Vostell « décolle » l’image vidéo de son cadre avec 6 TV Dé-coll/age, s’opèrent autant une critique du cloisonnement des disciplines qu’une modification des données spatiotemporelles du processus créatif.
Tony Oursler aussi fonde sa pratique sur la vidéo. L’interactivité qu’offrent les nouveaux médias permet la sollicitation sensorielle du spectateur, questionnant ainsi son rapport à l’œuvre. Les schémas interprétatifs sont pluridimensionnels. Champs visuels et scéniques denses, les installations d’Oursler, scénographiées et adaptées à la déambulation des publics, associent objets, acteurs, décors construits, technologies et post-production numérique. L’intégration littérale ou psychique du spectateur dans le dispositif, ainsi que la spatialisation de ses expériences esthétiques, sont un principe vital de sa démarche.
Déjà Carl Andre soulignait dans les années 1970 la nécessité d’une « prise de conscience » de l’être au monde. Sa sculpture minimaliste posée au sol contraignait le spectateur à la contourner, à la piétiner, à faire l’expérience de son horizontalité : un rapport de confrontation direct entre l’œuvre et le regardant, lequel devenait alors, selon la formule de Marcel Duchamp, « regardeur ». Défi lancé aux frontières entre l’œuvre et son public et entre l’art et la vie, la « spectacularisation » et la spatialisation font alors du minimalisme une forme impure, une « antithèse de l’art » selon Michael Fried. L’intégration du spectateur, « la littéralité structurelle, la tridimensionnalité » 3, relèvent de l’effet théâtral. Mais cette pluridimensionnalité, quête d’espace total, n’est-elle pas le simple relais de l’illusion picturale classique ? Le principe d’enchâssement dans le cadre est, notamment avec les installations d’Oursler, repris par l’espace illusionniste du décor, lui-même emboîté dans l’architecture environnante.
La théâtralisation n’orchestre pas seulement un détournement de l’espace. Elle offre une perception temporelle élargie. Les arts du temps pénètrent ceux de l’espace, enfreignant la théorie lessingienne et l’instantanéité prônée par le modernisme. S’affirme alors une conception théâtrale « du temps passé et à venir, du temps tel qu’il advient et recule simultanément dans une perspective infinie »4, celle, enfin, d’un espace perçu comme quatrième dimension, qui se dérobe et file ad infinitum. Mais le spectaculaire et l’attention portée aux processus de réception nourrissent une critique : celle de la passivité du spectateur. L’illusion théâtrale induirait un phénomène d’aliénation chez un récepteur plongé dans les dédales des pratiques inclusives. Au public, alors, de prendre conscience des procédés de représentation. C’est en ce sens que travaille Lothar Hempel. Aux frontières de la sculpture et de la maquette, son théâtre hybride et désenchanté propose des fictions aléatoires et met en œuvre une polysémie d’interprétations. L’artiste y révèle le processus créatif, et, au fil d’une expérience sensorielle, invite le spectateur à s’interroger sur son statut de personnage au sein du dispositif.
Cette « spectacularisation » croissante s’accompagne, dans les pratiques contemporaines, de nouvelles formes d’écriture. Avec son exposition 12 Rêves préparés, Joris Lacoste, dramaturge et metteur en scène, témoigne d’une dimension narrative réactivée dans le cadre de la galerie. Pièce radiophonique, installation et spectacle viennent enrichir sa recherche « hypnographique » : « Le protocole que j’ai mis au point est le suivant : j’écris des scénarios que j’interprète ensuite à l’intention d’un spectateur sous hypnose, suscitant en lui un rêve particulier (…) ce dispositif se révèle une formidable machine à produire de la fiction. »
Ainsi, les fusions du scénique et du plastique, comme celles de l’espace symbolique et de l’espace « réel » à l’œuvre dans le display contemporain, construisent ce que Michel Foucault nomme « hétérotopie », l’union « en un seul lieu réel (de) plusieurs espaces, (de) plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. » 5
Du minimalisme aux théâtres nouveaux, galeries, centres d’art et festivals fondent désormais leur communication sur des archipels performatifs favorisant l’hybridation et la spatialisation des expériences esthétiques. Aussi s’agit-il moins pour les institutions de questionner l’interfécondité ou le réenchantement des arts, que de revendiquer une dérive, et d’induire, par une médiation accrue, des actions chez le spectateur. Tels semblent être les enjeux politiques, économiques et, faut-il dire, industriels, de la théâtralisation de l’art : inscrire dans une volonté de recherche publique des démarches toujours plus évolutives et communautaires.
1 Michael Fried, “Art et objectivité”, in Contre la théâtralité.
2 Katia Arfara, Théâtralités contemporaines. Entre les arts plastiques et les arts de la scène.
3 Michael Fried, “Art et objectivité”, in Contre la théâtralité.
4 Michael Fried, “Art et objectivité”, in Contre la théâtralité.
5 Michel Foucault, Les Hétérotopies — Le Corps Utopique.