Daniel Firman, La Matière grise au MAC Lyon
A l’occasion de la grande exposition qui lui est consacrée au musée d’art contemporain de Lyon jusqu’au 21 juillet, l’artiste Daniel Firman revient avec nous sur son parcours, ses influences et les lignes de force qui hantent sa création.
Pour son premier one-man-show dans une institution, Daniel Firman revisite des pièces datant des débuts des années 2000 jusqu’à de nouvelles productions pensées en relation avec l’espace du musée d’art contemporain de Lyon (MAC). Il y aborde des collaborations inédites et poursuit certaines investigations, notamment sur la matière et le son…
Marie Maertens : Ton travail s’inscrit dans des thématiques classiquement liées à celles de la sculpture, abordant des questions de volume, de poids et de densité. Les réalises-tu aussi dans une certaine tradition, en passant par le dessin ou les modèles réduits par exemple ?
Daniel Firman : Cela dépend des pièces. L’exposition débute par ce que j’appelle des sculptures-objets, toujours liées à des observations. Par exemple Chute Libre , un coffre-fort qui écrase un réfrigérateur, est une référence évidente à Bertrand Lavier et à une interview avec le critique Jean-Max Colard dans laquelle tous deux font un lapsus en inversant, dans leur description, la pièce de l’artiste. Ce travail n’est donc pas né d’un dessin ou d’une citation au ready-made ou à l’œuvre de Lavier, mais plutôt de la reprise, de manière littérale, d’un énoncé comme plan de sculpture potentielle. J’ai beaucoup lu sur la danse et l’architecture, et donc souvent employé des protocoles liés au gravitationnel et au rapport du corps à l’espace. Dans l’ensemble, la première salle de l’exposition du MAC fait référence à une question théorique en sculpture qui est l’origine du bloc et son évidement. Par exemple, les nappages de néons des objets leur octroient un potentiel d’expansion que l’on ignore et qui a été un questionnement dès mes plus anciennes pièces.
Donc du début de ta carrière qui a commencé dans les années 1990…
En 1991, exactement, mes premiers travaux étaient des pliages, fondés sur les structures architectoniques et la sculpture dans son rapport à ses origines, l’exercice de la rotation ou l’achromie… On retrouve donc dans cette première salle des éléments anciens de mon travail qui se combinent avec l’enchaînement de la deuxième où la circulation est perturbée par la rotation de Rotomatic . Cette pièce devient mono faciale puisqu’il suffit de conserver un seul point de vue pour qu’on puisse en faire le tour et passer de la forme parallélépipédique à ce cercle conféré par la rotation même de l’objet.
Ce qui montre bien que l’espace même fait partie de la sculpture…
Comme j’utilise l’objet tout fait, il s’implique dans les gestes de la sculpture par le choix et la transformation qu’il subit, soit par le recouvrement de néons, soit par l’écrasement d’une dalle de granit qui vient faire une incision dans le ready-made. Mais à la différence de ce dernier, j’apporte une mise en humanisation des objets. Le lourd écrase le léger ou d’autres dialogues se nouent, peut-être au premier degré tout en procédant à des formes d’empathie. Dans Rotomatic , le renversement de l’objet sur lui-même est comme une extériorité d’une sorte d’hystérie intérieure. Mon travail fonctionne toujours par des renversements de positionnements.
Pour quelqu’un de très attentif à la performance comme tu l’es, n’as-tu jamais voulu réaliser des work in progress ?
Je l’ai fait en 2007 avec Takete et maluma et je m’accorde cette possibilité. Contrairement à cette idée de pièces en mouvements, mon travail témoigne dans l’ensemble d’un effet stationnaire assez symptomatique. Les corps moulés le sont toujours dans des positions arrêtées, comme les moments qui viennent alterner deux mouvements et pourraient être une référence à la respiration, notamment cette pause entre l’inspiration et l’expiration. Cet arrêt dans la suspension correspond à l’œuvre Up Down #3 , le lustre déformé par le poids de mon corps. L’objet donne une résistance qui est la sienne et, en même temps, lâche une nouvelle structure car une déformation est liée à la rencontre de ces deux éléments.
Justement, tu es arrivé à la sculpture via la performance. Dans les années 1990, la position était très critique en France vis-à-vis de la peinture et tu as regardé du côté de la danse, notamment des artistes comme Isadora Duncan, Mary Wigman ou des mouvements tels la Monte Verità. Pourtant Modelé avec la langue est un format tableau, accroché au mur… Cela signifie-t-il que tu pourrais te rapprocher de la peinture ?
Il m’est arrivé d’employer ce qu’on appelle le tracing , c’est-à-dire la forme résiduelle laissée par un geste et je peux en effet venir flirter à la frontière de la peinture. Notamment dans cette série où les œuvres deviennent des bas-reliefs picturaux alors qu’ils n’en sont pas puisqu’ils s’engagent dans la vraie tradition des bozzetti , ces petites sculptures en terre qui étaient les formes préparatoires des futurs marbres. Les procédés que j’engage sont toujours liés aux productions de la sculpture. D’abord une matrice, qui dans ce cas précis est une masse de corps gras que je peux mettre à la bouche puis façonner à l’aveugle, avant que je ne réalise un moulage traditionnel d’empreintes, puis un tirage en résine ou en bronze. Cette œuvre s’accroche comme un tableau, dans un espace cadré, mais s’arrête avant la peinture… C’est une sorte de rapport absurde dans le geste qui renvoie aussi à cette dimension discursive que peut être l’art.
Tu parlais de Bertrand Lavier et la dimension performative de ton travail réfère aux artistes américains des années 1970. D’ailleurs, cette décennie est assez présente dans l’ensemble de ton œuvre…
Car elle est en lien avec ma période de formation. J’étais aux Beaux-Arts dans les années 1980, ce qui veut dire que j’ai connu vivants Joseph Beuys, Andy Warhol et toute la jeune scène artistique américaine de l’époque comme Robert Morris, Richard Serra ou Bruce Nauman, qui ont été des références très fortes. Nous avons eu la chance de voir dans la région une belle exposition de Dan Graham à l’IAC de Villeurbanne et même trois manifestations pensées par Robert Morris au MAC de Lyon. A l’époque, il y avait un chahut avec cette émergence de la Figuration Libre, aussi bien en France, aux Etats-Unis qu’en Italie avec la Trans-avant-garde, donc la peinture. Or, je pense que notre système d’écoute par rapport à l’art avait été bousculé par la première partie du XXème siècle, mais aussi par les artistes conceptuels et ces notions de process qui ont modifié le travail de toute une génération dont j’ai été impacté. Les années 80 ont été un vrai virage et étant dans une entreprise de sculpture, j’ai demeuré dans ces principes d’observation sur le geste, la performance et les protocoles. Ces références, que je ne suis pas le seul à m’approprier, ont été des mentors pour essayer de produire des formes inédites, comme le contact-improvisation que j’utilise depuis une quinzaine d’années. En danse contemporaine, c’est un grand classique de méthodologie créé par Steve Paxton de la compagnie Cunningham et un exercice de style employé dans les écoles.
Tu es passé pour cette exposition à une autre étape, en collaborant directement avec des danseurs, rencontrés en 2007 lors de la Biennale de Lyon…
Franck Apertet et Annie Vigier, les gens d’Uterpan, ont une position radicale dans la danse et s’interrogent beaucoup sur la question du vivant. C’est l’un des points centraux de mon travail, car l’ensemble des gestes performatifs réalisés en atelier le sont avec des modèles vivants. Quand j’ai demandé à ces chorégraphes de réagir à l’exposition, ils se sont focalisés sur les notions d’enfermement, de formes résiduelles et m’ont proposé Géographie . Cette construction est venue s’infiltrer tel un véritable geste par rapport à mes sculptures, tout en me libérant de cette charge potentielle d’être un chorégraphe, ce que je ne voulais pas ici. A l’intérieur, ils y dansent quatre heures par jour, mais on ne les voit jamais.
De n’entendre que le bruit des danseurs est aussi cohérent dans l’idée du montré-caché très présent dans ton travail, n’est-ce-pas ?
En effet, il y a toujours une partie manquante, mais je ne conçois pas un jeu de cache-cache car je veux une sculpture assez directe et simple au premier abord, qui dévoile ses complexités d’émergence dans un second temps. Je ne rejette pas la dimension « spectaculaire » de mes pièces, car je me considère comme un artiste visuel donnant des clefs immédiates de lecture dont sort ensuite quelque chose de très précis.
Avec Drone Project , une installation constituée de guitares, disques et amplis, tu inaugures une dimension sonore jusqu’à présent inexploitée. Quelle est l’origine de cette œuvre ?
C’est Digital Song , qui a été très peu montrée et que j’ai réalisée en 2001, à l’époque de la grande émergence des DJ. Comme leur instrument est à la fois le disque et la platine, j’avais fait ce rapprochement avec l’univers de la poterie, très désuet aujourd’hui. Mais ces deux métiers ont une pratique commune transformant la matière qui tourne devant eux. Si l’on va plus loin dans le regroupement des formes visuelles, on observe que les traces laissées par la main sur un morceau d’argile tourné est similaire au siphon. Dans Digital Song , des disques en argile étaient posés sur des platines car j’ai toujours conservé l’idée de connecter des pièces ensemble afin de voir comment elles pouvaient s’articuler. L’un de mes premiers emplois était « sonothécaire » dans un studio de musique électro-acoustique et j’ai cette culture de la musique minimaliste et électronique, pas au sens du clubbing mais dans celui de la science de l’écoute. En 1997, j’avais aussi travaillé sur l’idée que le son serait peut-être le degré zéro de la sculpture et l’organe de la langue la mise en forme de cette matière, réactivée dans les Modelés avec la langue .
Dans tes thématiques récurrentes de chute et de déséquilibre, peut-on lire une métaphore pour témoigner d’autre chose ?
Il y a effectivement dans mon travail, au-delà d’une lecture Pop, une dimension burlesque ou qui évoque Samuel Beckett. Avec un peu d’humour, je sensibilise à la notion de contrainte, qui est à la fois un espace créatif et absurde. On essaye toujours de se rééquilibrer et de montrer notre meilleure facette, tout en étant dans des états de perdition. C’est aussi pour cela que j’ai longtemps masqué les visages en prenant pour modèles des filles jolies, avec une attitude contemporaine qui me permettait de poser la question de l’image dans la sculpture. Est-ce une sculpture ou une image mais est-ce qu’une image de magazine n’est-elle pas une sculpture aussi ? Mes personnages portant moult objets peuvent également être lus comme une critique de la société, bien que cela ne soit pas l’orientation première de ce travail renvoyant aux questions d’encombrements physiques et psychiques, dans les rapports que nous avons à négocier chaque jour…
Daniel Firman, La Matière grise, jusqu’au 21 juillet, Musée d’art contemporain, Lyon En savoir plus