Laurent Proux — Semiose
Laurent Proux présente à la galerie Semiose une exposition d’envergure regroupant l’une de ses dernières séries, Sunburn, réalisée lors de sa résidence à la Casa de Velazquez. Un œuvre renversant, énigmatique, sidérant d’énergie et d’efficacité qui impose Laurent Proux comme un peintre majeur de son temps.
Les retranscriptions glacées des débuts de l’artiste, attaché à rendre des machines, environnements industriels et aléatoirement délabrés poursuivent aujourd’hui avec une même précision un spectre bouillant d’invention organique. De ses séries marquantes consacrées aux machines d’usines jusqu’à leur éviction en arrière-fond pour laisser s’ébattre des membres, organes et végétaux fantastiques, il entre dans son œuvre un réalisme chimérique qui jongle entre l’attachement au concept et sa libération formelle dans la composition, jusqu’à sa réalisation dans l’onctuosité de la matière peinture.
Les adjonctions d’éléments qu’il mettait en scène comme autant de hiatus à résoudre semblent, à l’image de cette série Sunburn, devenues des entremêlements, des confusions et mélanges qui constituent des hydres essentiellement polymorphes. Comme s’il ne s’agissait plus d’observer les paradoxes possibles et contradictions d’un monde qui a fait du corps l’outil premier et la première mesure du travail mais bien de célébrer cette multitude d’injonctions et de fonctions de l’être humain comme synthèse des conditions de sa libération.
La nudité, les titres tantôt énigmatiques, tantôt purement objectifs laissent planer une ambiguïté qui nous place dans un monde inconnu, évoquant des camps de travail tout aussi bien que des retraites ésotériques dont les participants perpétueraient les rites. Sous un soleil total et avec le ciel pour seul horizon, les membres des êtres qui peuplent ces compositions, droits comme des troncs, se voient découpés à leur tour par des branches aux reflets moirés, absorbant la lumière à travers une couche pareille à une sudation imaginaire. Car ici, difficile de ne pas voir la lumière et la chaleur comme des éléments liquides, embrassant pleinement leur nature picturale et constitutifs d’un contexte matériel épais enveloppant les corps autant qu’il délimite les frontières de leur monde. Pratiquant des rites mystérieux, sensibles, sensuels et insensés dont la tenue implique une sociabilité du désir canalisé en usage de l’espace, les corps se côtoient avec tout le sérieux et la gravité d’une mise en commun du désir, assignée comme une nécessité sociale, un ordre parallèle à celui du travail.
Ils entrent dans le paysage comme autant de reliefs structurant, comme une mise à niveau de l’organique, de la chair et de la végétation. Les sujets, à l’image de ces visages en plan serré entre les brins d’herbe, constituent des masses paysagères inattendues ; nez, bouches, yeux sont autant de reliefs dans des falaises qui n’ont plus besoin d’humains pour définir leur échelle. Nécessaire et pourtant déjà brouillé, le sujet lui-même est dépassé par la peinture, véritable enjeu d’œuvres qui portent en elles le goût de l’artiste pour l’expérimentation, la résolution de problèmes visuels par leur restitution pigmentée.
Face à cette succession d’ébats, de caresses et de jeux des sens, un tableau en embuscade dévoile un réalisme cru. Regards fermés et air concentré, les ouvrières du textile travaillent sous la protection d’une icone religieuse. Qui détourne pourtant les yeux de la scène. Si l’on peut y voir le prélude d’une narration introduisant une évasion par les rêves que constitueraient les œuvres qui l’entourent, il paraît plus plus juste d’en saisir au contraire l’équivalence de niveau. Le voyage imagé de Laurent Proux n’entraîne pas vers les arrière-mondes ; si la fantaisie, le fantastique suivent la réalité, c’est qu’ils n’en sont pas détachés. À la métaphysique du désir semble s’opposer une physique alternative du délire qui se fait tangible dans cette appréhension sensible de l’inconfort.
Même alanguis, les corps ne semblent jamais au repos. Les chairs sont travaillées par le monde extérieur, les membres tendus par des postures qui les engagent et impliquent tout autant l’abandon que la tension constante à la réalisation d’un but. Point d’orgue de cette industrie de la rencontre des corps, l’érection par des hommes d’une pyramide de chair aux allures de tronc d’un arbre de vie contenant en lui la gravité d’une masse ancrée dans le sol et le déséquilibre incertain de sa propre nature, menaçant ses fondations s’il venait à mourir.
Cette dernière série de Laurent Proux semble ainsi catalyser l’ensemble des enjeux qui ont émaillé son parcours et offre une des plus belles expressions d’un art arrivé à la quintessence de sa puissance d’affirmation et de questionnement. Une contondance obtue qui découpe à même le réel pour y dessiner les épisodes d’une vie possible où les rapports de corps, au-delà des mots, figurent un état naturel qui, loin d’être un « retour », embrasse le monde et usine en son sein les conditions possibles d’un trajet vers sa libération.