
Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten — Grand Palais
Rencontre toute naturelle entre deux figures majeures de l’art du XXe siècle qui partagèrent leurs vies et le commissaire visionnaire qui chemina à leurs côtés, l’exposition Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten inaugure aussi la collaboration entre le Centre Pompidou et le Grand Palais.
À rebours de cette belle ferveur populaire, méritée à bien des égards, le parcours, dans l’ensemble souffreteux, sombre et moins explosif qu’attendu peine à restituer l’énergie insurrectionnelle qui animait ces créateurs. L’enfilade de salles aux volumes aléatoires fragmente le récit de manière difficilement lisible au point de diluer la cohérence de cette réunion tripartite. On connaît la fécondité des échanges entre Saint Phalle, Tinguely et Hulten ; on ne perçoit ici qu’irrégulièrement, dans la matérialité des œuvres, l’évidence de ce dialogue. L’hésitation est constante entre rétrospective personnelle — avec la reconstitution de fragments d’expositions passées — et évocation collective. Quant à l’espace du Grand Palais, toujours difficile à investir malgré ses rénovations, il se révèle peu propice à accueillir l’esprit frondeur et généreux des artistes. Là où d’autres avaient embrassé la monumentalité des lieux, la scénographie se replie sur une présentation classique, presque trop sage, d’œuvres souvent décharnées et bien éloignées de l’esprit animant des créations iconiques comme la Fontaine Stravinsky — Fontaine des automates, le Jardin des Tarots ou Le Cyclop.
Certes, le commissariat n’est pas avare en documents : archives filmées, correspondances, dessins préparatoires abondent, offrant un contexte riche et insistant, c’est certainement le point le plus impactant, sur la dimension collective (au-delà des deux seuls artistes) de créations marqués par les rencontres, les découvertes et leur mise en situation. Mais l’ossature intellectuelle, notamment la réflexion sur la critique de l’industrialisation et de la société de consommation reste comme en marge du parcours. Les machines de Tinguely, pensées pour être éphémères, autodestructrices, ludiques, se retrouvent muséifiées, figées dans un état de conservation qui annihile leur vitalité originelle. Ce choix pose la question, passionnante mais ici éludée, de la préservation d’œuvres qui vivaient par leur altération même. De même, les Tirs de Saint Phalle, amputés de leur dimension performative mais contextualisés par les inévitables photographies de l’artiste se réduisent à leur présence plastique — forte, certes, mais tronquée de leur charge subversive.
Le monumental, qui chez eux relevait d’un geste total, s’en trouve étrangement diminué, à l’exception du jouissif L’Enfer, un petit début de Jean Tinguely, véritable monument équilibriste aux contradictions d’une société expérimentant la mécanisation et l’automatisation (pour ne pas dire l’autonomisation) de ses fétiches. Le spectaculaire est ici retenu, la faute peut-être échouant à l’amplitude de l’espace, mais sans que cette sobriété ne soit compensée par une mise en tension conceptuelle. Même les œuvres les plus imposantes semblent rapetissées, écrasées par un dispositif qui ne parvient pas à leur rendre l’ampleur, la couleur et l’audace qui se devine pourtant sur les images d’archive d’un projet tel que le Crocrodrome.
On ressort donc avec un sentiment de rendez-vous manqué : face aux machines folles de Tinguely et aux femmes absolues de Saint Phalle — œuvres conçues pour vibrer, heurter, provoquer mais aussi agir et être agies — le Grand Palais livre un reflet atténué. Le parcours, en quête d’angle définitif, reste en suspens : ni tout à fait commémoratif, ni pleinement critique, ni résolument vivant. Face aux machines folles de Tinguely et aux femmes absolues de Saint-Phalle qui, toutes faisaient tourner les têtes à vibrer par elles-mêmes du feu déviant qu’ils y instillaient, l’exposition du Grand Palais rend un reflet en demi-teinte, cherchant et tâtonnant encore pour trouver l’angle définitif qui problématiserait idéalement la somme de questions que posent ces artistes du voir et du vivant, du faire et du vibrant.
Lana Dali & Guillaume Benoit