Ali Cherri — CAC La Traverse, Alfortville
Tourné vers un dévoilement de la sensibilité, le travail d’Ali Cherri, récipiendaire du lion d’argent de la Biennale de Venise 2022, se garde de tout discours théorique pour lui préférer un inventaire des souvenirs, des images, des bonheurs et des angoisses qui font résonner les nôtres.
« Ali Cherri — Ceux qui nous regardent », CAC La Traverse, Centre d'art contemporain d'Alfortville du 20 avril au 17 juin 2023. En savoir plus Au CAC La Traverse, une sélection de ses œuvres, en plus de souligner la pluralité constante des médias dont il use (installation, sculpture, dessin et vidéo), met en exergue le regard d’un artiste se jouant de la fragilité de la vie en y distillant des indices de mort. Un étrange paradoxe qui ne se dévoile qu’à la plongée active au cœur du délicat décorum qui accueille le visiteur. Derrière la perception première des toiles pastels recouvertes de délicats motifs végétaux convoquant l’artisanat populaire aussi bien que les intérieurs luxueux, un tronc d’arbre accueille en son sein le corps d’un oiseau naturalisé, enserré comme entre deux mains lui servant de dernière couche. Un souvenir d’enfant nous dit l’artiste, qui joue là pourtant à plein de la notion d’accueil, de torsion de l’espace et des formes pour y faire entrer l’autre, pour y faire cohabiter jusqu’à sa possible négation.Les vidéos Somniculus et Petrified exposées dans les salles adjacentes mettent au défi les sociétés modernes et les confrontent à leur rapport à la mort, passant inévitablement par une sacralisation de ce qui ne meurt plus, ce qui est pétrifié, naturalisé et ne peut plus se dégrader que de l’extérieur. Ce qui ne porte pas, en quelque sorte, le processus de dégénérescence en soi. En cela, la façon dont Ali Cherri fige les formes et les images place le spectateur dans une réflexion sensible sur la suspension du processus, la sensation tangible d’une absolue présence, dépouillée de sa tragédie intérieure et la familiarité sensible qu’il peut entretenir avec elle.
Derrière la sentence renversante du titre de l’exposition, « Ceux qui nous regardent », c’est le spectateur qui se retrouve au centre de l’action, témoin du regard des autres et contraint à s’y adapter. Dans un mouvement de renversement, les êtres vivants ont, pour beaucoup, les yeux clos quand les êtres inanimés semblent nous scruter ; à travers l’œil des veines de troncs d’arbres, au cœur des phares d’une voiture, coupablement juxtaposée au cadavre d’un renard… Les alliances que l’artiste estime nécessaires, depuis son enfance, de trouver pour lutter contre la vulnérabilité de nos êtres passent ici par la monstration d’objets d’histoire qui ont déjà passé la possibilité de mort et survivent ou néanmoins font survivre une mémoire qui impose dans le réel une temporalité alternative. La sculpture du sphinx, ramené à la trivialité d’un chasseur posant sa patte sur une proie tient tout entier ce hiatus entre les griffes. Est-ce ce alors ce temps immémorial que l’on rejoint en se bandant, comme l’artiste le fait dans une vidéo, les yeux ?
Un pas de côté qui accueille le regard immédiatement, offre une assise à l’esprit et à l’imaginaire qui fait la délicatesse d’un travail qui aborde pourtant frontalement la terrible dureté de la vie autant que la permanence de la mort. Serait-ce alors un piège qui, convoquant des images communes et universellement partagées, ferait résonner d’une vibration singulière la perception que l’on en a et questionnerait notre perception subjective ? Quelle douceur, quelle beauté se dégagent de cette confrérie de « dormeurs du Val » bien innocents ?
Distendu, le lien entre humanité et vie se fait plus lâche, autorisant les stases du temps, les sauts à travers l’époque, les variations entre espèces (formes de vie animales, développement minéral, évolution végétale) pour y déceler les dynamiques qui participent de l’histoire. Ceux qui nous regardent sont alors les miroirs de notre propre rapport à la finitude et l’artiste, sans plonger dans un jeu de pistes balisé et symbolique, pose avec son œuvre un plaidoyer plastique pour une expérience du temps qui nous fait passer de l’objet du regard des autres à la saisie de notre propre responsabilité face à notre peur de la disparition, ceux qui nous regardent se confondant tout entier avec « ce qui nous regarde » puisque dès lors que l’un cesse, l’autre s’achève de fait.
Le temps s’égrène alors dans l’exposition sur un rythme indolent, nimbé de cette mort en sourdine qui indique clairement que la dynamique du drame, la brusque immédiateté de l’irruption de la mort sont derrière nous et la crainte constante de sa survenue, pour peu qu’on accepte de se mesurer à ces autres qui nous regardent, définitivement passée.