Les Sillons #1 — La Ferme du Buisson, Noisiel
Avec Les Sillons, la Ferme du Buisson acte un nouveau pan de sa programmation artistique qui donne une impulsion vivifiante à la jeune scène artistique en proposant une exposition collective curatée par son nouveau directeur, Thomas Conchou.
« Les Sillons #1 », La Ferme du Buisson, Centre d’art contemporain du 19 mars au 16 juillet 2023. En savoir plus Matérialisation institutionnelle d’un programme ambitieux d’accompagnement d’artistes émergents initié par le collectif curatorial Le Syndicat Magnifique en 2018 s’inscrivant dans le souffle d’une attention constante aux conditions de travail de ses acteurs, Les Sillons constituent le premier volet d’une manifestation collective articulée autour de l’exposition de treize artistes issus en majorité d’écoles d’art françaises.Pensée comme un moment d’échanges et de mise en commun des connaissances et savoir-faire, ce nouveau rendez-vous « responsable » et engageant dans la durée le travail de jeunes artistes n’en demeure pas moins, en premier lieu, un pari artistique. Pari qui ne perd jamais de vue son objectif majeur ; composer au sein de ces profils disparates (artistes issus de formations différentes, âgés de 23 à 34 ans, représentés ou non par des galeries) une proposition plastique d’envergure et cohérente dans l’espace d’exposition de la Ferme du Buisson. Dans son énergie comme dans la multitude de ses expressions, l’exposition rend en effet compte d’une attention à l’autre qui parvient à équilibrer les enjeux en glissant allègrement entre la fiction, l’urgence réaliste, la fantaisie et l’analyse objective.
Dès la façade du bâtiment, une fresque réalisée à même le mur marque la dynamique de l’exposition et la liberté de formes adoptée par ces artistes qui s’inscrivent là dans une logique de « troupe » occupant, autant qu’elle invite à le visiter, un espace de travail qui est aussi celui de l’exposition. Et la première salle insiste sur cette rencontre avec la présentation de trois artistes qui cohabitent dans un espace rythmé par l’énergie d’un montage clipesque de Charles-Arthur Feuvrier inséré dans des structures organiques où défilent les images et codes de la culture mainstream états-unienne. Une mise en scène de l’éphémère (vidéos Youtube, programme de téléréalité) qui se voient figés et répétés en série comme pour en retenir un effet choc qui se voit emprisonné dans la sculpteur et imprime sur la durée. À ses côtés, une vidéo de Grand Chemin déploie le récit intimiste d’une narratrice virant à l’obsession de son apparence, de sa crainte de la transpiration et de son rapport affectif aux autres en prenant le parti d’une mise en scène où les lieux, l’espace devient seul personnage, confrontant au trouble des souvenirs et renvoyant, étrangement, des apparences d’une enquète initiale à l’introspection la plus personnelle.
Dernière pièce de cette salle, le triptyque d’Omar Castillo Alfaro convoque comme une synthèse l’histoire personnelle avec ce rapport à l’objet hérité de l’enfance au cours de laquelle tout se « goûte », l’archéologie et les richesses d’une terre recouvrant tant d’éléments de l’économie de l’échange jusqu’à leur fétichisation, voire leur idolâtrie avec le personnage de télénovela qui nous fait face. Une proposition passionnante (notamment dans l’usage plastique de la terre prisonnière du cadre au sein duquel se devinent bijoux et monnaies diverses) qui trouvera son point d’orgue avec la dernière salle de l’exposition. Là, son installation mêle ferronnerie, cire et marbre et dessine un espace de recueillement et de voyage mental marqué par une somme vertigineuse de croyances et de références dont l’archéologie, très présente dans l’œuvre de cet ancien étudiant en chimie métallurgie.
Dans un second espace mis en commun, un ensemble de pièces tirées du projet musogynie de Mélina Ghorafi et actant la représentation dégradée de la femme ornent la cimaise quand Nesrine Salem, dans une vidéo mettant en scène un monologue, évoque ses questionnements en tant que jeune femme issue de cultures plurielles à travers la voix d’une actrice refusant l’utilisation de ses langues natales.
Au centre de l’exposition, les lettres de feu épinglées aux murs de Jacopo Belloni écrivent, dans un bouleversement temporel, une histoire tournée vers l’avenir composée des cendres de feux rituels autour desquels se composaient, ces dernières années, les étranges prophéties de l’artiste avec ses amis, celles d’une société foudroyée par la pandémie de Covid, ancrées dans un présent si difficile à assimiler. L’œuvre de Jacopo Belloni, chargée de mythes inspirés des rites médiévaux et de fantasmes néo-païens témoigne surtout, derrière sa charge symbolique, d’un certain lâcher prise, une forme de plasticité forcée par la gravité qui tire à elle ces lettres rêvées.
Les salles suivantes mettent en avant notamment l’installation d’un double de stand commercial inspiré du marketing et des usages d’entreprises collectant des données sur leurs clients pour en fabriquer un « portrait » avatar venant remplir leurs listes d’utilisateurs. Or ici, le portrait consiste en la création d’un autre type d’avatar, un parfum issu de transposition de notes liées aux usages de l’individu qui nourrit, à son tour, la logique du capitalisme en mettant en scène un objet à potentiel commercial qui brouille les frontières entre personnalisation et capture d’identité. Le duo Vincent Caroff et Juliette Jaffeux explore l’animation numérique pour mettre en scène une courte séquence absurde d’un homme détaillant les caractéristiques de toilettes publiques et entrainé dans la chute de la chasse d’eau à travers une expérience mystique. Enfin, Théophylle Dcx met en scène dans la vidéo Curriculum Vithae les boîtes de médicament de son traitement comme autant de balises temporelles remontant, au fil d’une vidéo narrant son parcours, des souvenirs liés à sa vie intime et à l’évolution de son rapport à sa séropositivité.
On le constate, le parcours offre un programme épars et riche qui, loin de sombrer dans ses contradictions, invite à une navigation funambule qui permet à chaque artiste d’assumer ses prises de risque en garantissant au spectateur le soutien d’un souffle alternatif. Les rencontres, épisodiques et toujours bien pensées entre les œuvres, servent chacune dans une polyphonie passionnante. Une formule admirablement exécutée et certainement pas étrangère à la mise en place de ce programme de travail qui, à défaut d’être commun, transpire la dynamique collective, la confrontation et le dialogue entre des œuvres qui, dans leur conception ou leur intégration à l’espace même, maintiennent une dimension de cohabitation où même l’accumulation d’expressions de soi et les références à une culture mainstream immédiate, logiquement toujours sujettes à réserve, est véritablement supportée par ce contexte collectif.
Et c’est là toute la force de la proposition, ces sillons, s’ils se croisent, ne se réduisent en aucun cas et chaque artiste creuse à sa manière les enjeux de sa pratique pour marquer les esprits et dessiner sa propre voie.