Apolonia Sokol — Galerie The Pill, Paris
Dans une prise directe avec le réel, Apolonia Sokol met en scène un jeu d’aller-retour entre une histoire personnelle qui se dévoile par bribe et le cours d’une monde dont l’horreur, si elle apparaît sans détour, n’en cache pas moins des échappatoires. La peinture se fait biais de survivance à la douleur intime, aux drames universels en ménageant dans sa représentation une place à l’imagination.
En se servant précisément de l’inachevé, du manquement et du trouble souvenir, illustrés ici par de subtils retraits et autres suspensions de formes, c’est la possibilité même de penser l’ampleur des désastres en cours qui devient possible, conservant avec entêtement la force de ne pas s’y perdre à son tour. Son Massacre des Innocents détourne ainsi la monumentalité et la soif de peinture totale attendues par son format pour laisser vivre des espaces d’indétermination. Autant de respirations ménagées dans l’apnée d’une vision forcément vertigineuse qui rompt avec la tentation de noyer le regardeur. Une maturité en marche qui répond, en acte, à une pensée du soin et de la réparation en prise avec son temps.
Poignante dans tous les cas, sa peinture se fait le lien immédiat d’une sensibilité tourbillon au cœur de laquelle se heurtent les trop-pleins et le vide qu’ils entrainent. Raison pour laquelle certainement, comme à leur accoutumée, les autoportraits de l’artiste semblent servir de jalons, de tours de guet à partir desquelles se laisser envahir par les visions qui les côtoient. À la renverse ici, l’artiste dans son paradoxal autoportrait Consentement abandonne là aussi tout surplomb pour partager avec nous cet horizon qui n’a rien de choisi. Et peut-être est-ce dans cette mise en commun de l’effroi qu’elle parvient à maintenir une lucidité dont le poids terrible des secousses et les zones d’incertitude qui se multiplient ne menacent, malgré leurs vagues successives, jamais l’équilibre.
Dans l’éther de ces mises en scènes glacées poindrait presque un certain optimisme ; le titre même de l’exposition se révélant une référence à un poème d’Audre Lorde qui face à la “morsure des rêves”, se promet de continuer à aimer. “Islawio” ; I Shall Love Again When I’m Obsolete. Une contraction entêtante et une formule dont la répétition donne sa tonalité à un parcours riche de sa fragilité.
Car ce ne sont pas au final uniquement les figures, les visages et les être qui jouent le premier rôle mais, de manière inattendue, le rythme de leur scansion, l’altération de leurs cadences respectives qui nous projettent dans une urgence dont la fixité de tous ces yeux blêmes maintient la vibration. Et cerne avec force le reflet du tragique comme une stase fertile et brulante.