Berlinde De Bruyckere, Philippe Vandenberg — La Maison rouge
En 2005, l’exposition « Eén » qui se tenait à la Maison rouge présentait pour la première fois dans notre Hexagone le travail de la Flamande Berlinde De Bruyckere. Près de dix ans plus tard, on la retrouve toujours entre les murs de la fondation Antoine de Galbert mais cette fois, à l’occasion d’un dialogue qu’elle a élaboré avec l’artiste décédé, Philippe Vandenberg. La confrontation entre leurs œuvres est d’une homogénéité stupéfiante et glace d’évidence le sang.
« Berlinde De Bruyckere & Philippe Vandenberg — Il me faut tout oublier », La Maison Rouge du 13 février au 11 mai 2014. En savoir plus Émouvante prosopopée, Berlinde De Bruyckere parvient à faire parler un mort. Et plus encore, ses œuvres mêmes. Des dessins où l’écrit prend souvent le dessus, ainsi que des toiles aux thèmes sombres et volontiers symboliques, Philippe Vandenberg à sa disparition en 2009, laissa ce travail écorché, derrière lui. Mais les phrases qu’il a écrites de façon systématique et sérielle résonnent encore. Les mots s’arrachent du papier et crient d’eux-mêmes à l’unisson et à répétition : « Il me faut tout oublier », dans une injonction qui tient de la démence ou de la possession. Que lui fallait-il oublier ? Les traits sont malhabiles, le geste peu sûr. Plus loin, on lira son poème « Couds-moi la bouche, couds-moi la bouche », en légende au dessin d’un visage dont les lèvres évoquent une grille. Les mots-prisons de l’artiste font mal, éraflent le papier.Vandenberg a également dessiné, sans l’appui de l’écrit. Les femmes y sont représentées parfois maltraitées, nues, ligotées et suspendues à quelque arbre rugueux. En 1998, La Misère de jour II, montre des têtes tristes et corrompues par le temps, toutes reliées entre elles par des bouts de ficelles, d’une bouche à l’autre. La parole, au creux de son travail, est pourtant muselée, comprimée, endolorie. Autre versant de sa création, ses toiles, plus colorées, n’en exhibent pas pour autant des thèmes plus heureux. Au contraire, c’est toujours aussi lugubres que les sujets se donnent pendus, morts, empêchés, perdus dans un enfer tumultueux qui se refermera bientôt sur eux.
Certains tableaux indiquent une proximité avec la peinture rupestre, et semblent sonder les douleurs profondes et archaïques de l’humanité. Aimer, c’est flageller, annonçait du reste dès 1981 la couleur. Face à ce marasme, splendide et désarmant, les créations de Berlinde De Bruyckere prennent une teinte encore plus morbide qu’on ne lui connaissait. Ses chairs à vifs, sculptures de tissus et de cire ne pourront plus jamais être pansées. Éclairées par Vandenberg, les œuvres de Berlinde De Bruyckere s’enfoncent un peu plus profond encore dans un tissu humain en souffrance. Non coagulé, non cicatrisé. L’os chez elle flotte directement au contact de l’air, il n’y a plus de peau, plus d’épiderme. À l’origine de ces arbres-hommes abîmés, se trouve une image, celle des brancards et des civières qui rapatrient les morts et les accidentés. L’artiste s’en rapproche et s’en inspire. Dans les salles du sous-sol, elle expose aussi son amour pour les abattoirs d’Anderlecht et l’odeur de sang frais des animaux tout juste abattus.
Il faut saluer ici la Maison rouge d’avoir su donner aux espaces du bas des allures de boxes. On y entre, à reculons, pris entre les tenailles de la peur, face à la crudité et la teneur des sujets, comme un animal reculerait avant d’être exécuté. Mais ici, tout dit vrai. Les formes respirent la vérité. Celle, taboue et enfouie de notre fin dont on a peur de prononcer le nom.