Femina ou la réappropriation des modèles, exposition virtuelle
Après avoir défrayé la chronique avec sa fermeture prématurée, l’exposition Femina ou la réappropriation des modèles organisée au pavillon Vendôme de Clichy se voit réactivée à travers un dispositif virtuel. Une exposition courageuse et très riche à redécouvrir. Une initiative salvatrice car derrière l’emballement médiatique, l’exposition recélait un courage et une richesse rares.
Inaugurée le 24 janvier dernier au, l’exposition « Femina ou la réappropriation des modèles » fermait ses portes au bout de quelques jours, au terme de multiples rebondissements. Alertés d’abord par les services de la mairie qui mettent en question l’à-propos de la pièce dans le contexte post-attentat puis par une association locale de représentants de la communauté musulmane sur des risques de débordements que pouvait susciter son œuvre « Silence », les commissaires (Charlotte Boudon, Guillaume Lasserre et Christine Ollier) et l’artiste Zoulikha Bouabdellah décident de la remplacer. Ce faisant, photographie et texte de présentation de présentation de « Silence » sont intégrés à l’exposition afin d’avertir le public des pressions subies et d’ouvrir le débat, tout en mettant les politiques face à leurs responsabilités.
Réticentes face à cette forme d’auto-censure, les artistes en appellent à un retour au programme initial et, avec l’aide des commissaires, décident d’en revenir à la première proposition. Le maire de Clichy, tout en assurant les organisateurs de la mise en place de mesures de sécurité, s’exonère via un communiqué de presse de toute responsabilité, privant l’exposition du soutien politique public attendu. Ce manque d’engagement découragera Zoulikha Bouabdellah qui refusera, en dernière instance, d’exposer son œuvre, malgré l’emballement médiatique espéré par les commissaires. Face à cette impasse, organisateurs et artistes s’accordent sur la fermeture de l’exposition. Un dénouement d’autant plus frustrant que cette exposition subtile et délicate, que nous avions visitée alors que la prometteuse installation Silence était remplacée par la plus anecdotique vidéo Dansons, méritait la plus large diffusion possible.
C’est aujourd’hui par voie virtuelle que l’exposition revit et témoigne d’un parcours dont les œuvres répondent à l’unisson à la question de la place de la femme dans l’histoire de l’art d’hier et d’aujourd’hui. Une double perspective qui ne se limite pas à la seule féminité mais bien à une géographie du genre féminin et à son utilisation dans la création artistique. Car Femina ou la réappropriation des modèles s’inscrit dans une lignée d’expositions démarrée en 2004 par Christine Ollier et poursuivi en 2013 à la galerie des Filles du Calvaire par Charlotte Boudon avec La Femme d’à côté.
C’est Orlan, meneuse de la résistance à toute forme d’autocensure dans l’exposition, qui donnait en quelque sorte son ton au parcours en posant, dans la première salle en « Grande Odalisque » d’Ingres. Cette œuvre de 1977 voyait l’artiste se réapproprier une vision classique de l’art pictural en devenant elle-même ce corps que l’on montre, ce corps qu’elle montre. Créatrice et/ou créature exposée, la femme, en tant que réalité tangible et idée conceptuelle, se fait le point d’achoppement d’œuvres en clair-obscur, une thématique très présente dans l’exposition, à l’image des nuques, ces portraits sans regards de Laura Henno ou des images d’Ellen Kooi où semblent flotter dans un univers de contrastes, irréels, ses sujets. Une fuite à l’œuvre également dans les photographies de Trine Søndergaard qui captivent : le modèle déjoue l’objectif en réduisant son identité à la parure traditionnelle qui orne ses cheveux.
Le parcours, riche et polymorphe, nous enjoint alors à une véritable plongée au sein du corps ; langoureux, tordus, suivant les codes et s’en écartant, jusqu’à disparaître, devenus pures formes. La toile monumentale de Nina Childress présente ainsi, dans un délire de verts et de bleus hypnotiques une procession terrible où les femmes, visages masqués par de nombreux artefacts, se tiennent nues autour de deux corps comme promis à une exécution près d’une crevasse. Interprétation de Un enterrement à Ornans de Courbet, ce sombre recoupement de l’onirique et du cauchemardesque multiplie les allégories, des cygnes les pénètrent et les habillent. Mort, soumission, séduction et sexualité s’incarnent dans ces corps comme soumis au délire de l’imaginaire. Être plus qu’un corps et n’être plus qu’un corps ; une aporie que parvient à dépasser la vidéo somptueuse d’Esther Teichmann. Sur un lit s’ébroue une femme nue dans une chorégraphie langoureuse. Le corps se cabre, se tord, se plie et s’oublie dans cette parade intrigante, aussi teintée de plaisir que de contrition, aussi ouverte à la vue qu’enfermée dans sa propre intimité. Derrière sa mise en scène n’hésitant pas à convoquer Goya, cette œuvre dit tout l’essentiel de l’exposition, observer, en se plongeant dans la réduction au simple corps, ce que comprendre et inventer le corps peut définir.
Une profondeur pertinente qui se voit transcendée par les délirants cahiers d’Hélène Delprat mêlant collages, dessins et observations. De cette appropriation d’éléments du monde (images, idées, captures d’écran), l’artiste fabrique un journal de la création artistique, à mi-chemin une fois encore de l’intimité la plus grande et du désir de partager, de communiquer autour de l’image et de dévoiler une partie de sa propre pensée. Une ambiguïté tout aussi belle, même si plus contenue, dans sa géniale vidéo, Eh bien, non ! Je ne suis pas morte, boucle où l’étrange côtoie le burlesque. Pilar Albarracín achevait ce parcours avec une projection de She-Wolf, captation de la performance réalisée en hommage à Joseph Beuys où l’artiste s’isole dans une pièce fermée avec une louve affamée et partage un traditionnel pique-nique. La tension vive, mêlée à la simplicité et à la beauté formelle de cet échange « animal » rappelle toute la force de cette artiste qui ne cesse de déjouer les codes de la représentation féminine et invente, à travers ses processions et rites singuliers, un rapport féminin au monde dépouillé de tous ses attendus.
Maillon d’une réflexion poursuivie depuis plus de dix ans, Femina ou la réappropriation des modèles restera, au-delà de son existence rocambolesque et peut-être parce qu’elle touchait à quelque chose d’essentiel, la démonstration d’un courage de positions, à l’image de celles des artistes à l’initiative d’Orlan, bien décidés à préserver l’intégrité totale de la proposition curatoriale initiale et, de la sorte, un parcours en forme de narration subtile d’une histoire qui doit continuer de s’écrire et de se découvrir. En attendant une suite Et autres minorités qui devrait clôturer ce cycle passionnant.