Jean-Alain Corre — Interview — Galerie Valeria Cetraro
À travers le télescopage de références, le fantasme de réinvention d’un monde qui l’entoure et une pratique artistique anonymisée par l’apport d’éléments extérieurs, Jean-Alain Corre développe depuis une quinzaine d’années un œuvre d’une force inversement proportionnelle à l’apparente modestie des moyens employés. A l’occasion de sa nouvelle exposition à la galerie Valeria Cetraro, Hibou d’Espelette, il nous éclaire sur sa méthode comme sur les ambitions d’un art qui s’ancre absolument dans sa vie.
Un art en perpétuelle construction et transformation qui suit le regard de l’artiste et ce qui le nourrit depuis ses débuts. Si la transformation industrielle, les environnements urbains, ses rebuts et les stratégies d’appropriation de ceux-ci pour organiser sa vie ont toujours été présents au fil d’installations marquantes, leur apparente froideur, leur extériorité et même leur étrangeté n’ont jamais cessé de ménager une place à l’intimité. Tout chez lui, à l’image de cette nouvelle exposition semble concourir à un modelage de ce que l’on voit sans regarder en une possible appropriation. Une utilisation personnelle qui dépasse sa simple subjectivité. L’intimité du corps se confronte à la douleur de son exposition aux autres, à l’image de sa série emblématique Metro Bondage qui verticalisait des matelas (peints aux couleurs des tickets de métro) en emprisonnant leur plasticité dans une contrition forcée. Ce sont aujourd’hui des tentures lestes, restes d’œuvres précédentes qui sont recouvertes de peintures empruntant à des codes picturaux non seulement libres mais surtout pluriels qui jouent autant du motif que de sa transformation par la pesanteur. Des saynètes imaginaires qui illustrent des scénarios inventés à la manière de jeux d’enfants ; une mise à niveau engageant cette fois objectivement l’intimité de l’artiste qui revendique là la part d’invention, d’échange et de voyage imaginaire que le rapport à l’autre, ici son enfant, ravive.
G.B. : Votre travail mêle appropriation, fictionnalisation et déhiérarchisation. Ces dimensions sont-elles dissociables dans la genèse de vos créations ?
Ce que vous appelez fiction a démarré après quelques jours de travail très ennuyant et usant dans une usine à viande. Ma façon de survivre à l’usure et à des conditions d’ennui répétées par des machines créées par des conditions économiques aura été de me raconter des histoires parfois dissociées de l’activité réelle, parfois spéculant sur ce que l’on me demandait de faire. J’ai eu la chance par la suite de pouvoir donner forme à une exposition en interprétant ces moments vécus par l’intermédiaire d’un avatar, Johnny. Les avatars sont assez communs aujourd’hui.
Je ne sais pas quoi faire de ces termes d’appropriation et de déhiérarchisation, ces deux mots ont l’air de fabriquer une frontière entre l’art et le reste. De la même manière que je n’ai jamais eu de sentiment de propriété avec mon travail, j’ai l’impression que ces mots sont venus de l’extérieur pour essayer de qualifier rapidement mon travail ou celui de plusieurs artistes. Je pense qu’il n’y a pas de sujet à ce propos. Quand je fais, je ne pense pas à la hiérarchie ou à l’appropriation. Le travail avance sans ça, avec des matériaux-mondes qui sont plus ou moins bruts ou déjà façonnés, déterminés par une industrie. Un musicien n’est pas obligé d’inventer une nouvelle gamme, il n’est pas obligé de construire son instrument lui-même, il peut faire une reprise ou employer des suites de notes déjà existantes. Appropriation voudrait dire une sorte de relation à la propriété et puisque j’ai du mal à dire que les choses sont à moi, je trouve ce terme artificiel et je ne l’ai jamais compris. Si j’utilise quelque chose qui est déjà existant, c’est pour m’en rapprocher ou obtenir des expressions déjà connues que je ne peux pas obtenir autrement.
J’ai repeint l’un des premiers émoticons tristes provenant des réseaux sociaux parce qu’il faisait partie de mon paysage à l’époque au même titre que le métro, mes ami-e-s, une banane ou la Twingo garée-là. Peindre sur un matelas ce dinosaure apparu sur un réseau social qui verse une larme était très satisfaisant. Il n’y avait pas trop d’autres manières pour moi de transcrire la syncope vaporeuse d’une certaine époque. J’avais l’impression d’appartenir à cet émoticon plus qu’il ne m’appartenait. Une fois peint, je ne l’ai plus jamais utilisé sur les réseaux. Mon désir est plutôt de construire avec des choses en les interrogeant.
Y’a-t-il des figures dans l’histoire de l’art qui continuent de nourrir votre travail et comment votre rapport à celles-ci évolue ?
C’est très confus et fluctuant bien que pendant quelques temps Tony Conrad était un point de départ de mon travail notamment par la diversité de ses pratiques et à travers un texte publié dans la revue MAY. Les artistes qui nourrissent mon travail sont plutôt proches, voire des amis, ce sont des figures aussi. Si l’on étend un peu ce que vous appelez champ de l’art, Sam Bourcier, Jacques Rosier, Claude Ponty, Anne Bourse forment un faisceau de gens important en ce moment, entre autres. J’ai été voir l’exposition de Peter Doig avec une amie magnétiseuse. On a longuement discuté de certains espaces orange dans sa peinture qui me semblent parfois apposés de manière abstraite et que je trouve durs pour en arriver au problématique Gauguin qui peint des oranges que je trouve plus nuancés dans des touches lascives pour l’époque. Après un chocolat chaud, nous avons fini par aller voir Mike Kelley qui semblait occuper son temps très différemment.
En ce moment, j’aime beaucoup Katherine Bernhardt, elle peint des panthères roses, et des cartes Pokémon, ces peintures plaisent énormément à mon fils qui a six ans. Pour préparer l’exposition, j’avais aussi en tête ce groupe de performeurs mexicains qui s’appelle Asco, qui insiste sur l’idée de faire activité et célébration. J’ai aussi un crush pour Michaela Eichwald et Mathieu Malouf qui a refait des tableaux de Jana Euler.
La bizarrerie, l’étrange sont des dimensions essentielles dans la grammaire de vos installations. En quoi nourrissent-elles vos recherches et certaines créations contemporaines, hors des arts plastiques vous semblent-elles y faire écho ?
Je ne perçois pas la dimension étrange et bizarre de mon travail, je crois que ma pratique n’est pas plus bizarre que l’ensemble des artistes ou que pas mal de personnes qui essaient de trouver un rapport au monde en essayant d’articuler volonté, désir, imaginaire, vie matérielle. Pas de dehors, pas de dedans.
Il ressort également de l’observation de vos travaux, derrière l’inquiétude, une forme de langueur, une douceur qui tranche avec l’aspect “démembrement du sens” de votre observation du monde. S’agit-il d’appuyer la gravité de vos compositions ou au contraire d’en dédramatiser la portée, d’assumer une certaine légèreté de la “fatigue”, pour ne pas dire un éloge de la fainéantise, de l’affaissement repu ?
Il y a probablement une certaine fatigue de la vitesse qui est probablement liée à une certaine agressivité ou nécessité d’efficacité immédiate de la productivité du monde actuel. Je crois que l’un des motifs de ma pratique est de redonner du temps et de questionner ces rapports d’efficacité ainsi que la manière dont ils distribuent les affects. S’il y a un éloge, c’est plutôt celui d’un questionnement et ça demande très souvent du temps, le prendre est peut-être un acte en soi. Ce genre de pratique demande beaucoup de travail et d’énergie de vie en sachant qu’il semblera inefficace au regard de certains critères normatifs.
Est-ce alors un décalage de notre regard sur le monde que vous souhaitez imposer ou la possibilité d’en inventer un nouveau ?
Ce serait de questionner la possibilité d’une pratique hétérogène, impliquant des multiplicités, le contraire d’une image unique et exotisante. Je ne cherche pas à imposer un décalage, ni à inventer un nouveau monde. J’essaie de trouver des rapports à ce monde. Je sais bien que je ne vais pas changer le monde. Être artiste, aujourd’hui semble impliquer l’attente d’une marginalité de la part d’un certain public. Qu’est-ce qui reste de normal ou de décalé dans ce milieu artistique si on en soustrait un regard habituel patrimonial ou spéculatif ?
Pouvez-vous nous présenter ce nouveau projet destiné à la galerie Valeria Cetraro ? Marque-t-il une rupture ou une prolongation de votre démarche et comment cette dernière série influence vos projets à venir ?
Le projet est né d’une volonté de mettre en place une activité cherchant à lier le fait d’être père et artiste. Le processus de création se situe dans des influences mutuelles entre mon fils et moi. On passe du temps ensemble à dessiner et à faire des livres à partir des histoires qu’il me raconte. Parfois, il me demande de dessiner des choses spécifiques, du genre Pokemon ou autres figures issues des cours de récréation ou de dessins animés, parfois il a recopié mes dessins affichés chez nous, parfois j’ai décalqué ces dessins.
Certaines peintures présentées mettent en place des techniques de reproduction précises des dessins de mon fils que j’ai augmentés de couleur ou modifiés par la suite. Cela m’intéressait de montrer quelque chose que l’on a du mal à identifier. Je montre aussi un grand livre en tissu qui est lié aux influences des séances répétées de lectures de livres illustrés pour enfants autant que d’autres histoires que l’on se racontait avec mon ex amoureuse qui est actrice. Il me semble que cela fait sens dans un contexte où Valeria mène des études à l’université en master en même temps que son activité de galeriste. J’étais très content qu’elle me donne l’occasion de montrer cette sorte de bilan d’activité peinture. C’est très nouveau pour moi de montrer essentiellement de la peinture.
Je prépare actuellement le Hibou TV Show prévu pour le 20 décembre. Valeria Cetraro en est la productrice et présentatrice et était très enthousiaste de muter son format de Talk en plateau TV, occasion aussi de célébrer l’anniversaire d’une personne qui assistait la galerie, Laura. Je n’ai jamais organisé de plateau TV, je suis très curieux et excité de voir ce que cela va produire. Nous avons décidé d’inviter plusieurs personnes non professionnelles de la TV à se jouer elle-même. Je prépare en ce moment les éléments minimums d’un plateau TV ; décor, réception du public, captation, fabrication de costumes, maquillage, générique, trame de l’événement. Ça me semble beaucoup et ça me semble intéressant, on a peu de temps et peu d’expérience par rapport à nos vieux modèles télévisuels. Il y aura peut-être un décalage du regard dans la reproduction du modèle ou peut-être un hors-code intéressant, qui sait ?
Exposition Jean-Alain Corre, Hibou d’Espelette à la galerie Valeria Cetraro, Paris, du 25 novembre 2023 au 13 janvier 2024 En savoir plus