Jean-Marie Appriou & Marguerite Humeau — Lafayette Anticipations
La Fondation Lafayette présente une exposition ambitieuse et cohérente née des obsessions d’un confinement ayant amené Marguerite Humeau à questionner les stratégies de résistance face à la fin des évidences d’un monde dont elle se propose, avec Jean-Marie Appriou, de donner de nouvelles lectures dans un parcours qui malgré quelques réserves, demeure passionnant.
Cet avenir se dessinera sous les traits d’un combat, d’une succession d’épreuves, d’où le choix par le tandem qui travaillait ici en résonance des modalités de l’odyssée, voyage ici immobile qui emprunte à l’Ulysse qui en est la racine étymologique un certain sens de l’apprentissage et du sacrifice.
Après avoir concentré ses recherches autour des « mauvaises herbes », de leurs vertus comme de leurs dangers potentiels pour notre organisme, Marguerite Humeau a composé des installations végétales qui se déploient à même le sol de la Fondation comme à travers une serre qui met proprement en scène leur pousse en jouant sur le visible et l’invisible. Aussi monumental, aussi sauvage qu’habilement évocateur d’une mode de la végétalisation décorative et déculpabilisatrice à l’œuvre dans l’industrie du luxe, son projet habite la Fondation avec un aplomb saisissant, opérant le renversement conceptuel de son propre point de départ. S’il s’agissait pour elle de découvrir dans la végétation spontanée les ingrédients potentiels à une survie dans la privation en contexte de crise sanitaire, elle déploie dans un environnement qui les chasse, le centre urbain, les conditions de leur réimplantation hors « sol » au prix d’efforts proprement calculés et d’investissements majeurs pour en adapter la temporalité.
Relents d’une forme positiviste de l’appropriation ou impasse conceptuelle, la tentation de mettre en scène le monde végétal s’accompagne de paradoxes qui nourrissent constamment leur monstration. Car l’essentiel se joue ailleurs, au sein du « surface horizon » qui donne son nom à l’exposition, cette couche immédiatement en dessous de la surface de la terre au sein de laquelle se débattent matières mortes, graine et organismes en gestation, racines promises à une émergence future ; des limbes entre deux mondes qui vont constituer l’un des files rouges de la présentation.
Car la limite, la station entre deux ordres de verticalité est bien à l’œuvre à plusieurs reprises dans l’exposition. Complices répondant et augmentant l’écho des thèmes abordés par les installations végétales, les sculptures de Jean-Marie Appriou baignent, naviguent et flottent entre deux mondes. La métaphore aquatique, de rigueur dans l’odyssée, devient un motif visuel qui trouble les lignes de ses corps exposés, dessine une ligne de franchissement tangible qui sépare la vie de l’irrespirable, explore à son tour, en reprenant la figure des « ama » une communauté de femmes plongeuses au Japon, la possibilité de progresser dans mondes « interdits », d’y trouver moyen de subsistance.
La matière même de ses œuvres, consistant en pièces d’argile destinées à la fabrication d’un moule pour une pièce en bronze à venir présent elle aussi une plasticité plus importante, que l’artiste recouvre d’une peinture argentée pour piéger encore l’attention. Autant de jeux de perspectives qui invitent à porter un regard décalé sur le réel et se traduisent dans les reliefs de ses sculptures qui tordent, jusqu’à les déchirer, les lignes de perspectives de corps mûs dorénavant par l’histoire qu’ils portent. Dans l’outrance symbolique, dans la majesté du pathétique, ses silhouettes font un sort à la bienséance en déstructurant les échelles et les proportions, l’harmonie et les marques de la séduction pour assumer leur fonction représentative, corps impossibles nés de l’assemblage des rebuts, des cendres d’un monde qu’elles habitent dorénavant autrement.
Et s’ébattent ainsi, au long des étages de la Fondation, dans les forêts domestiquées de Marguerite Humeau, alliages improbables de science et de fiction, où les espèces, identifiées et connues pour les qualités que des savoirs séculaires ont toujours observées sont choisies pour leurs fonctions singulières, ordonnées ici selon les critères de l’artiste qui dessine dans l’espace des paysages de valeurs, de principes actifs déterminant sa composition.
Un travail riche et très stimulant qui se heurte à l’obsession du discours qui accompagne sa présentation sur d’autres mondes possibles quand les œuvres semblent bien plutôt tisser au sein du nôtre les ramifications d’histoires qui nous préexistent. Il s’agit bien plutôt à nos yeux d’inventer d’autres mythologies possibles et leur « révélation », justement limpide car ancrée au plan d’imminence de la terre et des principes de l’observation raisonnée, y décèle des modes d’appréhension eux, bien nouveaux. Les transitions trop brutales découpent le propos en une suite d’arguments-tableaux qui vire presque à l’exercice et rompt la belle promesse d’une narration continue que la scénographie aurait pu garantir. Un écueil qui ternit un peu cette danse esthétique qui, malgré ses réussites, ne parvient pas à libérer le potentiel contenu dans cette rencontre artistique qui manque l’articulation résolument vertigineuse d’une habitation par le vide de la mauvaise herbe mais aussi la valeur contradictoire d’impasse à toute possibilité de vie que sa croissance peut signifier, sur les manifestions tragiques enfin des impossibilités à venir que reflètent les yeux vides et hagards de visages que la sidération ancre définitivement à l’intérieur même du paysage.
Les apories, contradictions et embûches auraient pourtant largement enrichi le propos, plus encore l’expérience en investissant réellement le visiteur qui se trouve ici abandonné à mi-parcours, réduit à progresser dans une succession de propositions que la partie finale, revenant sur la genèse du projet, achève d’affaiblir, quand assumer l’immersion, la dimension narrative et la force « complexe » d’un art total l’aurait mieux souligné. La forme humaine qui s’y débat en sous-texte est assez secondaire, artifice à peine audible face aux créatures d’Appriou inspirées précisément par l’humanité, par ses capacités d’adaptation, menant une grande partie de leur vie délivrées des lois de la gravité que la plupart d’entre nous éprouvons.
Reste cependant à saluer la bouffée enivrante des premiers pas et la rencontre sidérante avec cette humanité en transit, fouillant de concert dans ces deux démarches sous la surface du sol la possibilité de dessiner son propre horizon et adoptant pour idoles celles qui précisément s’y cachent, s’y confinent et s’exhument finalement, fortes de leurs propres leçons sur la résistance.