Laura Lamiel — Palais de Tokyo
Au Palais de Tokyo, Laura Lamiel présente un ensemble de très haute tenue où l’ambiguïté des signes et la puissance plastique des matériaux, associations et rencontres redessinent radicalement notre rapport à l’image et à la création.
« Laura Lamiel — Vous les entendez ? », Palais de Tokyo du 16 juin au 10 septembre 2023. En savoir plus A travers l’effacement et la sobriété, ses installations souvent constituées d’un assemblage d’objets hétéroclites, de rebuts ou de formes élémentaires, perturbent l’ordre habituel des lignes et les fonctions des éléments. Elles dessinent avec une discrétion profonde une attention minutieuse à la richesse du moindre fragment de réalité. Grâce à son regard capable de percevoir toute la puissance de l’objet, l’intérieur du monde devient un décor, un paysage qui attend simplement d’être révélé, hors de tout ordre hiérarchique, mais armé d’une profonde singularité qui en fait tout l’intérêt. À travers ses agencements, elle crée des pauses, des harmonies, des dissonances et des rythmes visuels qui se dévoilent en silence, formant autant d’îlots de sens d’une narration sensible.En oscillant entre familiarité et étrangeté, fonctionnalité et danger, embûches et pièges sémiotiques, sans un mot et avec une retenue qui permet de démultiplier la force de son « message », toute l’invention de Laura Lamiel nous invite à questionner notre propre perception, à tendre l’oreille et diriger finement nos sens à ce qui ne se voit pas, à ceux donc que l’on n’entend pas. Le titre de l’exposition, Vous les entendez ?, emprunte au récit du même nom de Nathalie Sarraute qui acte l’impuissance des mots dans certains dialogues et dans la constitution même de notre identité. Si ce ne sont pas des mots, qu’est-ce alors que et comment s’entendre ? Comme le fleuve qui n’apparaît pas dans « Un barbare en Asie » de Michaux qui a inspiré l’œuvre Multitude, ce « les » du titre de l’exposition Vous les entendez ? reste en retrait, préférant l’incertitude et le doute à la dénomination fixe.
Un hiatus fondamental et passionnant qu’illustre l’installation initiale de l’artiste, une chaise, construction fonctionnelle élémentaire, piégée au milieu de verre pilé. Entre utilitarisme pur et impossibilité d’usage, le visiteur se trouve à la croisée de sa condition ; le beau se mêle à la douleur, le fonctionnel à l’impossible et l’évidence au paradoxe. Et donne le ton de cet œuvre qui exclut le corps en même temps qu’il s’en nourrit, menaçant les conditions d’existence de ses installations autant qu’il est nécessaire pour leur donner vie. Pourtant, ces créations, loin de l’annuler, éveillent plutôt la conscience de sa position dans l’espace et l’importance du mouvement de et de la perspective dans la capture et la formalisation de l’image.
Une réflexion qui s’inscrit dans la démarche générale de Laura Lamiel, habituée à mettre en scène des contextes, des installations dont l’histoire témoigne d’une proximité immédiate avec notre système de symboles mais bat d’autant plus fort qu’elle ne se réduit pas à des mots qui la cadrent. Et, dans l’espace de l’exposition, on croit entendre un cœur en arrière fond dont les battements ne se mesurent pas par la temporalité mécanique mais se ressentent par l’intensité des pulsations.
C’est toute la force de l’artiste de maintenir cet équilibre constant entre mystère, silence et obscurité de lieux qu’elle déplace et réinstalle au sein d’espaces d’expositions. De mêler également histoire et représentation, narration et silence dans une proposition qui joue autant de la mise en scène, de la lumière que de la force plastique des matériaux employés. Le froissement du tissu participe aux motifs surgissant de tableaux de matière, la pesanteur des encres séchées sur leurs contenants dessine dans sa physicalité le passage d’un temps qui ne se raconte pas autrement que par la création.
L’accumulation d’objets, se révélant au fil du parcours autant de motifs aussi aléatoires que prenant part à un agencement nécessaire, oppose à l’idéal de l’œuvre pièce unique, la pièce œuvre. L’agencement, la réinterprétation des rencontres entre les choses fixent une certaine idée de l’œuvre. Par touches lumineuses, elle fait se mouvoir les ombres et le regard, inventant un trait d’union subtil entre efficacité esthétique et rupture de l’attention qui fait littéralement osciller la conscience, aimantée et démultipliée. En lien constant avec l’espace de son atelier, miroir invisible dont la disposition nourrit les installations exposées, les objets acquièrent leur statut d’œuvre en ce qu’ils ont précisément « œuvré », en ce que chacun d’eux participe d’un quotidien de la création qui commence par le regard.
C’est en ce sens une véritable archéologie de l’imaginaire créateur que parvient avec subtilité à rendre cette exposition dans les entrailles du Palais de Tokyo. Comme une plongée plus intime encore que dans de précédentes expositions au cœur de son propre processus artistique, Laura Lamiel nous confronte ici au regard qu’elle porte au paysage mental qui borde sa propre création, une manière inédite de remonter à l’infime essence du procès de la création et de souligner, en silence mais sans manquer d’en faire vibrer l’expérience, le mouvement continu du regard, retranscrit ici directement par notre déambulation. Ce n’est pas autre chose d’ailleurs que dit Nathalie Sarraute à propos de ce livre Vous les entendez ?, se reconnaissant une proximité essentielle avec l’art abstrait dans « les mouvements à peine perceptibles, les vibrations et retours continuels des choses » qu’il met en scène.1
L’exposition Vous les entendez propose ainsi, par sa densité plastique, une régression à l’expérience première qui révèle, en nous offrant une expérience jumelle de celle de l’artiste, ce qui est fondamental. Au-delà de la forme, en-deçà de l’intention, il s’agit d’abord de répéter et d’expérimenter, par le corps, le manque et, par là la possibilité de l’œuvre d’art.