Mark Tobey — Galerie Jeanne Bucher Jaeger
La galerie Jeanne Bucher Jaeger présente une exposition muséale d’un artiste majeur de la scène américaine, Mark Tobey (1890-1976), dont les inventions plastiques, éloignées des canons de son époque et refusant tout autant la revendication d’une posture formelle ou dogmatique constituent la source passionnante d’un œuvre emblématique du XXe siècle.
« Mark Tobey — Tobey or not to be ? », Galerie Jeanne Bucher Jaeger | Paris, Marais du 16 octobre 2020 au 27 février 2021. En savoir plus Un œuvre pictural qui fluctue au gré de rencontres, de découvertes qui influencent en continu les mouvements de son pinceau. Si sa biographie et son œuvre sont intimement mêlés, c’est que Tobey explore le fonds spirituel des constructions humaines, portant un intérêt constant aux formes qui contiennent en elles la concaténation d’exercices spirituels. Une ascèse qu’il projette et formalise par la matière.Intégrant des modèles de réflexion et d’appréhension des forces à l’œuvre dans le réel tout autant qu’une pratique de la calligraphie, Tobey développe un art résolument moderne dans sa forme, reliant ses fondations à une abstraction radicale (sans jamais s’y fondre) que sa place dans l’histoire de l’art américain a très certainement contribué à faire émerger. Son succès en Europe et sa reconnaissance à la Biennale de Venise 1958, dont il reçut le Prix principal souligne la tendance syncrétique des enjeux d’un art pris dans les bouleversements d’un siècle de remises en question. Mais il rejoint aussi et surtout la dimension processuelle de l’art classique, l’idéal universel d’une représentation à même de capturer l’essence de nos mondes.
C’est ainsi armé de ces dimensions multiples qu’il faut appréhender l’œuvre d’un artiste qui ne souciait que peu d’appartenir à un mouvement, de compter au nombre des inventeurs de son temps, occupé bien plutôt à rendre ses obsessions, ses recherches pour évoluer toujours plus librement dans un cheminement de pensée personnel. L’exposition nous met ainsi en garde, citant l’artiste : « Je suis très peu au fait de ce que l’on appelle généralement « abstrait ». L’abstraction pure serait pour moi une peinture dans laquelle on ne trouverait aucune affinité avec la vie, une chose pour moi impossible ». C’est donc armé de ce goût essentiel pour une représentation du sensible que Tobey se donne. À nous alors de percevoir dans les aplats, les protubérances, les contrastes et les variations chromatiques des signes qui ont éveillé ses sens.
Si le premier choc artistique d’un Tobey alors jeune homme élevé au contact de la nature fut sa découverte du Nu descendant l’escalier de Duchamp, sa quête intime du trait tord à son tour les conventions pour déployer sur la toile une interprétation toute personnelle du cubisme qui trahit un désir profond de mouvement. Qu’elle s’échappe ou s’adjoigne à une autre, se confonde ou s’évade en vague lancinante, la ligne glisse chez lui jusqu’à l’effacement, offrant un sentiment d’ensemble tantôt foudroyant, tantôt contemplatif.
Inspirateur d’une abstraction qui fera les beaux jours de peintres américains qu’il a largement influencés, Mark Tobey, dans sa quête expérimentale, ne s’y réduit jamais et les possibilités plastiques qu’il découvre, plus que constituer la langue d’une expression nouvelle, paraissent échafauder, avec la minutie de l’ornementiste, des paliers, des étapes qui reflètent sa propre réflexion mouvante. Un paradoxe qui se retrouve dans l’ensemble présenté à la galerie Jaeger-Bucher un emprunt du monde emprisonnant en son sein la possibilité d’un autre.
Influencé par sa découverte de la croyance Bahaï, Tobey se plonge dans le tourbillon de pensées orientales sans fantasmer l’orientalisme, épousant avec précision les enseignements de la culture qu’il admire en n’oubliant jamais sa propre place et en ménageant précisément dans l’espace de la toile une rencontre avec sa propre vie. Une rencontre fructueuse qui donnera naissance à une esthétique singulière, un vocabulaire graphique empreint de sa subjectivité et tendant sensiblement, au-delà du mot, de l’idiome, à un partage par le sens. S’y côtoient ainsi un fourmillement de d’inspirations et de signes qui évoquent la peinture du monde entier, une somme de références à lire en naviguant à travers les âges comme à travers les continents avec une force de réinvention perpétuelle. Tantôt majestueuses tantôt remplies d’humilité, presque discrètes pour ne pas dire camouflées, ses compositions résonnent du silence nécessaire au peintre à l’écoute de sa toile.
Les ocres de la terre, les amas de couleurs brutes rappellent en continu ce délicieux écart entre la volonté « englobante » de rendre une synthèse du monde et le désir de s’en emparer. Et de s’en nourrir, jusque dans le simple acte de baisser son regard vers le sol, de porter attention vers ce pôle négatif du cosmique qui ancre perpétuellement son travail dans une forme de concrétisme. Chez lui, le métaphysique s’arrime à la conservation d’une gravité physique, l’infini cosmique résonne (fort logiquement du reste) avec l’infinie complexité de la moindre de ses particules, qu’elle éclate aux nues du regard où se tienne humblement là, sous nos pieds. Une ascèse pleine de gravité donc, à la recherche de l’émancipation dont ne se départira jamais le peintre qui témoigne aussi du sérieux et de l’opiniâtreté de son rapport à la peinture, visant à en explorer les dimensions les plus personnelles de son expression.
C’est là la subtilité que met en lumière le projet ambitieux et salutaire (aucune œuvre n’est à vendre) de la galerie Jeanne Bucher Jaeger avec cette rétrospective et le précieux livre1 qui l’accompagne, Tobey or not Tobey ; loin d’un monstre sacré identifiable et « totemisé », Tobey, malgré son goût pour le spirituel, saisit d’autant mieux la force de la contingence et livre, au sortir de sa vie, un herbier des possibles bien plus qu’un manuel. Dans sa dérive intime, dans sa manière de se tourner continuellement vers l’intérieur et dans sa réinvention constante, Mark Tobey met en pratique une certaine idée de la retenue et formalise l’idée même de mouvement ; son vocabulaire plastique a toujours l’exigence du précurseur, jamais l’arrogance du pionnier.
1 Le livre Mark Tobey, Tobey or not Tobey est paru en novembre 2020 aux éditions Gallimard, Plus d’informations