Morgane Tschiember — CAC La Traverse, Alfortville
Présentée au CAC La Traverse du 28 septembre au 18 novembre 2017, l’exposition L’Heure rose donne libre cours à l’artiste Morgane Tschiember qui déploie in situ un monde magnétique et complexe qui invente un romantisme du présent. Un jeu passionnant d’allers-retours qui nous manipule, nous leurre et nous séduit à travers un mélange d’organique et d’artificiel. Passée la sensualité enveloppante des matières et des formes se dessine une faille vertigineuse dans notre perception du temps.
Car son œuvre englobe le regardeur, flatte ses sens dans sa disposition harmonieuse et fluide et le rassure. Puis tout à coup l’inquiète et l’étreint, l’enfermant dans la couleur, comme pris au piège de ce cycle aérien, d’apparence inoffensif. Un rythme parfaitement rendu par la scénographie et la disposition du lieu, une succession d’espaces parfaitement utilisés qui s’achèvent dans une petite remise encombrée.
Morgane Tschiember — L’HEURE ROSE — il m’a suffi de naître pour te perdre un peu moins @ CAC La Traverse, Centre d'art contemporain d'Alfortville from September 28 to November 18, 2017. Learn more Une dynamique qui démarre, dans la première salle, avec un display fait de contraires qui se frottent, s’éliment et s’accompagnent. Des volumes de ses céramiques, cages thoraciques d’êtres imaginaires aux angles droits d’un mur de béton, du miroir circulaire suspendu à la rugosité du sol dont une découpe dans la moquette laisse entrevoir la nature, comme un négatif, l’origine. Tschiember joue des contraires pour mettre en valeur la sensualité dans toutes ses dimensions, la suavité du toucher comme l’agressivité de la chute, la dureté et le tranchant de matériaux qu’elle met en scène. Chaque élément vit en soi, se donne dans sa pureté sans pour autant s’inscrire dans un système pensé par un démiurge tout-puissant. Chacun d’entre eux semble acquérir les valeurs du hasard et de la nécessité conjointes, des « êtres-jetés-là », presque en un aléa impérieux, disséminés sur la surface au gré de la course du temps. Une illustration poignante des travaux de Heidegger, auteur loin d’être étranger à l’artiste et que l’on retrouve dans l’expérience sensible du temps, dans son absence comme dans sa représentation auquel nous confronte cette Heure rose. En usant d’autant d’éléments vivants (peaux de serpents, écoulement de bougie, programmation d’un survol de drone), Morgane Tschiember nous donne à voir une myriade de stratégies pour se défaire du temps mécanique ou, à tout le moins, s’y fondre et le penser à nouveau.Ici, le temps semble justement suspendu. Non pas éteint, il balance à la manière de ce miroir mobile qui reflète l’espace et les choses, comme la danse hallucinée d’une flamme projetée en boucle sur le mur. Le titre de l’exposition, L’Heure rose est précisément un moment dynamique, un temps « en train » de passer, qui s’écoule en un sentiment, en une couleur, prépondérante chez l’artiste. Ce rose qui crie la chair, qui se confond avec ce qu’il y a de plus organique tout comme il recouvre aujourd’hui ce qui semble le plus artificiel, Tschiember le manipule comme une matière, une source de lumière travaillée par ses vides, ses contraires et ses aspérités. La seconde pièce habillée d’une œuvre in situ, Exuvie, érige cette chair à l’état monumental, subtilement perturbée toutefois par le bureau du centre d’art qui sert d’accueil. Immersive, elle nous invite, dans la belle pondération de sa mise en scène, à pénétrer un espace recouvert d’une membrane vivante mais qui reste ouverte sur l’extérieur, une paroi qu’on rencontre plus qu’on pénètre, une étape plus qu’une prison. On retrouvera un cocon précisément dans la salle suivante, couverte d’une mousse rose éclatante et uniforme au centre de laquelle pend une peau de serpent majestueuse, qui nous enserre et rend sourdes les vibrations de lumières et de sons.
Leurres et rencontres de matières apparaissent alors comme deux pans essentiels de l’exposition. Une troisième salle est occupée par deux troncs différents au sein d’un espace confiné, recouvert d’une moquette d’un bleu sidérant. D’abords similaires, c’est par le toucher, la prise en main qu’ils révèlent leurs différences essentielles. Le premier, une alliance contre-nature du béton et du carton, le second, un bronze d’une blancheur surprenante. Cette capacité à déjouer les attendus du regard déroute jusque dans la perception même. Revient alors en mémoire la bougie, cet objet fait d’un assemblage que la chaleur peut déformer et détourner dans son essence. On pense au Descartes des Méditations métaphysiques et à son fameux « morceau de cire », démonstration de la nécessité pour lui d’appréhender les objets du monde au-delà de ce que les sens nous en disent. Par sa variété et l’extension de ses formes, la cire révèle une profondeur qui se manifeste, en creux, aux sens, pour percer véritablement jusque dans l’esprit.
La cire, motif récurrent de l’exposition, porte ainsi en elle la qualité d’un envers qui, au-delà de sa symbolique liée au feu, imprime sa marque par sa capacité à la transformation, au lien fondamental de ce qu’elle est au temps qui nous la donne à voir. Plus encore, elle est un revers de la sensation, une preuve du caractère déceptif du simple sens pour appréhender le monde, qui nous oblige à en admettre une compréhension plus profonde, une expérience plus intime. Mais chez Tschiember, cette perte n’a rien d’un oubli ou d’une destruction, il apparaît plutôt qu’il s’agit d’un étourdissement, d’une manière de vertige qui nous rappelle à la précarité essentielle de notre condition, à cette essence en perpétuel mouvement, ce corps qui n’est jamais le même, toujours travaillé par le temps. De la sorte, le sentiment, s’il se répète, ne se recouvre jamais, il est toujours un contenu d’affect différent, semblable certainement mais toujours renouvelé. En ce sens, L’Heure rose nous ouvre à une vision d’un temps comme une perpétuelle réactivation, une coupure qu’il nous appartient de vivre chaque fois « de nouveau ».
Un renversement qui reflète celui qu’opère le superbe poème Portrait intérieur, auquel l’exposition se réfère dans son sous-titre. Rainer Maria Rilke y renvoie l’être aimé non à son image mais à ce sentiment même qui constitue l’être du poète. Sublime visée romantique d’une interaction ontologique des amants, où le désir devient un « détour », un « détournement » de la nature de ceux qui aiment. En ce sens, temps de la rencontre, temps du partage et temps du rapport s’effacent au profit d’un temps immémorial et non réductible aux souvenirs, un temps qui précède par essence celui qui éprouve le sentiment. L’amour de l’autre réagence la structure même de celui qui l’éprouve, le désir naît avec celui qui le porte, le précède même et se définit tout entier par lui, se perdra dans sa mort. « Il m’a suffi de naître pour te perdre un peu moins » : évidence tautologique illustrée réactivée par cette Heure rose comme un piège tendu au temps, tout entier contenu dans l’existence de celui qui éprouve le désir. Le sentiment né de ces rencontres capte le temps et en fait son essence, l’étire et l’englobe pour s’y fondre ; nous ne sommes que le temps du désir, mais le désir est l’essentiel de notre temps de vie, plus encore, il semble le précéder et retarde la perte, fait advenir et ne cesse d’écrire ce lien indéfectible qui en est né.
Dans ce faisceau de références, dans la multiplication des expériences, l’exposition se lit autant qu’elle se vit. Qu’on les détecte ou qu’on s’en détourne, la force plastique des propositions crée sa propre langue et c’est toute la force du travail de Tschiember que de fabriquer des dispositifs provoquant des chocs conceptuels de formes, de matières pour perforer le regard, « performer » une véritable confusion des sens qui en porte une infinité. Des rencontres accidentelles et génératrices d’émotions qui s’unissent jusqu’à la perte finale du soi, en équilibre sous la structure de la dernière salle qui nous englobe, autorisant la tête seule à émerger pour profiter du spectacle d’un plan recouvert de mousse et d’une multitude de formes qui nous immergent dans un nouveau monde.
Le chemin de retour est alors tout aussi plaisant, empruntant à Platon sa métaphore de l’accouchement autant que la sortie de la caverne. le spectateur, en repassant à travers les salles, se permet de toucher ce dont il n’entrevoyait alors que comme ombres, notamment 18 degrés sous l’horizon, une photographie monumentale du moment précis où point le premier rayon du soleil, ne permettant pas de distinguer autre chose que la possibilité d’une ombre, les prémisses de la réfraction de lumière. De prendre en main et s’approprier les matières multiples qui forment ce monde de formes pour se sentir, une fois sorti, véritablement partie de celui-ci et, à son tour, témoin actif de cette heure rose expérimentale. Loin de s’appesantir dans la symbolique d’un simple accouchement organique, c’est précisément la contrainte, les contorsions inhérentes à ce parcours en aller-retour qui donne sa force à L’Heure rose et fait de cette exposition une expérience intime et jouissive qui, si elle nous dirige, nous implique essentiellement à travers une dialectique sensorielle et muette qui nous plonge au cœur de l’expérience, par le sentiment, du temps.
Morgane Tschiember parvient ainsi à exploiter avec une même implication la succession de petits espaces du centre d’art et réalise une exposition totale où les sens sont sollicités et usés à plein, menés sur des chemins inattendus et imprévisibles qui, dans le mutisme des installations, nous racontent des vies intérieures multiples et troublantes. L’Heure rose s’impose alors comme une expérience immanente et percluse de failles d’une profondeur vertigineuse, qui s’insinue jusque dans notre conscience pour y inséminer une dose de d’affects libres. Sans un mot, ces fragments de désir, ces matières sensibles que l’on touche, caresse, nous plongent au cœur d’une expérience singulière, celle du lien essentiel, ontologique, d’un sentiment d’appartenance ; d’une absolue, tragique et intemporelle communauté, comme la décrivait Rilke, dans le désir, inséparable de notre existence, de notre présence.