Pauline Horovitz
Invitée par la galerie des Filles du calvaire à l’occasion de l’exposition « Absurde, vous avez dit absurde ?», Pauline Horovitz développe, depuis quelques années, une œuvre à mi-chemin entre le documentaire et la vidéo expérimentale, où sa propre biographie côtoie une narration à rebours d’une drôlerie et d’une intelligence rares. Des travers de sa famille à ses confrontations abruptes avec la réalité, Pauline Horovitz dessine le roman en images et en acte d’une constellation de vies « trafiquées », « retravaillées », où « tout est vrai… Et tout est faux.»
Guillaume Benoit : Votre œuvre oscille entre documentaire et vidéo expérimentale ou création sonore, comment vous situez-vous dans ces pratiques et comment définir vos réalisations ?
Pauline Horovitz : J’ai une double formation, d’historienne — philologue, et de plasticienne. Mes influences sont donc avant tout littéraires — Georges Perec en particulier, mais aussi John Irving (dont je partage la vision du monde très noire et sanglante, ainsi que pas mal d’angoisses) — et aussi des arts plastiques, en particulier les premiers films de Christian Boltanski, L’appartement de la rue de Vaugirard et Essai de reconstitution des 46 jours ayant précédé la mort de Françoise Guiniou. Je crois que cet amour de la littérature, qui est très profond chez moi, correspond à un désir de narration, de récit, qui a rencontré le médium cinéma/vidéo. De là vient sans doute l’importance de la parole, du langage, des langages, des expressions toutes faites, prises littéralement, comme dans ma dernière pièce, Des châteaux en Espagne, où l’expression est prise au pied de la lettre — un côté « parti pris des choses » à la Francis Ponge. D’ailleurs, mes personnages sont très bavards, ils ne cessent de parler ! C’est un peu comme au théâtre, l’action passe à travers la parole.
« Absurde, vous avez dit absurde ? », Galerie Les filles du calvaire du 4 au 26 juillet 2014. En savoir plus D’où également ce côté narratif que je travaille dans mes pièces, qu’elles soient vidéos ou sonores. Dans tous les cas, ce que j’essaie de faire, c’est de travailler la question du récit avec les moyens propres du cinéma / de la vidéo, à travers les cadrages, les valeurs de plan, le montage, le travail sur le son, etc. Boltanski dit que la vidéo c’est de la sculpture, qu’on peut prendre à n’importe quel moment, alors que le cinéma c’est l’art du temps. Je crois que ce que je tiens de la vidéo, c’est une économie de moyens, une certaine simplicité formelle, un goût des cadrages directs et frontaux. Et ce que je tiens du cinéma, c’est sans doute la croyance que l’on peut faire beaucoup avec les moyens propres au langage cinématographique, en particulier le montage, sans même avoir besoin de déformer l’image. En ce sens, je fais plus du cinéma que de la vidéo, si l’on entend par vidéo un objet analogue à la sculpture, où l’image est travaillée comme un matériau plastique.
Cut Up : Polanski et mon père — Pauline Horovitz from Quark Productions on Vimeo.
Vos œuvres naissent-elles d’un besoin de transmettre une histoire ou au contraire de faire d’un matériau accumulé une synthèse du réel ?
Le réel, du moins, une certaine banalité, un certain ordinaire, est mon matériau de prédilection, car il s’y passe des choses tellement incroyables, merveilleuses, que je ne pourrais pas les inventer ; par exemple, comment inventer le monologue de Suzanne sur les estampes japonaises et les Écossais en kilt dans Pleure ma fille ? Il est trop beau pour être vrai, et pourtant il est vrai. Il y a aussi que tout m’intéresse, m’appelle, me heurte… C’est une question de regard sur les choses, le monde. L’aventure commence au coin de la rue, au pied de son lit (comme dans Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre). Quand Cavalier fait Lettre d’un cinéaste, en pleine préparation de Thérèse, il filme sa table, une épluchure d’orange, un couteau dans l’évier, en parlant de ses doutes par rapport au film à venir, ça n’a l’air de rien et c’est génial. Après, il y a tout un travail à faire pour mettre en forme ce matériau, le donner à voir. Le cadrer de telle façon que ce que je cherche à donner à voir soit immédiatement perceptible, que les intentions soient claires. La question du cadrage est capitale. Par exemple, le plan du frigo à la fin de Tentative d’inventaire, avec la trace de rouille, le pot de tarama et la tomate (sorte de nature morte à la Martin Parr…) est évidemment composé et mis en scène. L’utilisation des papiers peints dans Pleure ma fille.
J’entame généralement mes vidéos avec un fil narratif en tête la plupart du temps. Ce fil peut être très vague, l’important pour moi étant d’avoir une direction, une boussole, qui va me permettre de ne pas me perdre au tournage. Par exemple, dans Polanski et mon père, je reviens toujours à la question du cinéma, qui permet d’échapper au portrait de famille, lequel n’aurait aucun intérêt pour le spectateur. Dans Mes familiers, c’est le « fatal destin des animaux » qui est le fil rouge. Il n’y a que dans Les Appartements, qui est une de mes premières vidéos, que je suis partie de photos que j’avais faites quelques années auparavant. Je ne savais pas quoi en faire, et l’évidence qu’il y avait à raconter l’histoire de ces espaces, envahis par les objets jusqu’à l’étouffement, ne m’apparaissait pas, tant il me semblait inconcevable d’écrire un récit, et encore moins en disant « je ». C’est vraiment avec cette pièce-là que j’ai commencé à me sentir autorisée à « faire histoire », « faire récit », et à la première personne. Recréer du récit, c’est-à-dire ordonner les choses, redonner un sens au fatras informe du monde… Le fatum, le « fatal destin » est quelque chose qui me fascine, peut-être que cela vient aussi de ma formation d’historienne : le regard rétrospectif.
La science du montage et du contre-pied sont des éléments centraux de vos dispositifs, ont-ils toujours été les principes fondamentaux de votre démarche ?
Je crois que oui. C’est difficile aujourd’hui de partir dans des mises en scène classiques, avec narrateur omniscient, etc. On n’y croit plus, en tout cas moi j’ai beaucoup de mal à y croire, cela me semble naïf, presque puéril. Et puis j’ai toujours aimé les mises en scène chorales, les compositions en fragments, les effets d’écho et de contrepoint apportés par les voix off. Chez Boltanski, chez des cinéastes comme Arnaud Des Pallières, Luc Moullet, Arnaud Despleschin. La voix off me sert à torpiller le sens univoque qu’il pourrait y avoir, et vice-versa. Le montage, c’est « de la ressemblance et de la différence » (pour citer Alain Moreau, un de mes anciens enseignants, aujourd’hui disparu). Je le pratique comme un sorte de « marabout-de-ficelle », de Rubik’s cube, où tous les éléments doivent s’imbriquer étroitement et naturellement. C’est une étape très importante, où je rebats les cartes, où je travaille les différents niveaux de sens, avec tous les moyens du bord (son in, son hors champ, voix off, bruitages, etc.). Par exemple, dans Des châteaux en Espagne, dans la séquence du village andalou où fut tourné Et pour quelques dollars de plus, on entend des miaulements sur le plan des chiots endormis au soleil, puis le plan suivant montre une bande de chats, et là on entend des aboiements. C’est plus intéressant que si l’on avait le son correspondant exactement à ce qu’il y a à l’image.
De même, le son et certaines musiques contribuent à installer et à rythmer l’univers que vous pénétrez. Occupent-ils une place particulière dans votre travail ?
Oui, je suis toujours très attentive à travailler la bande-son de la manière la plus enrichissante : ni illustrative, ni systématiquement éloignée pour faire « genre »… Par exemple, dans L’instinct de conservation, je ne voulais pas de « musiquette », de jolie mélodie, mais pas non plus de quelque chose d’arbitrairement abstrait : il fallait trouver les sons qui soient absolument nécessaires. Avec Martin Wheeler, le compositeur, on a alors cherché à trouver les « cris des objets », en lien avec l’angoisse de séparation : quel serait le bruit d’une savonnette d’hôtel, d’un échantillon de moutarde de compagnie aérienne, d’un ticket de cinéma, d’un ours en peluche, d’une liste de courses froissée ? Un bruit de siphon qui se vide, des tam-tams, du popcorn en train d’être mastiqué, une sirène de pompiers, etc. J’aime également les mises en abyme, montrer le film en train de se faire, et parler de cinéma ; à travers la musique des westerns spaghetti dans Des châteaux en Espagne ou les classiques offerts par le journal Le Monde dans Polanski et mon père ; les plans des DVD de A bout de souffle et de Masculin/Féminin dans Pleure ma fille.
Si vos œuvres sont d’une drôlerie sans pareille, cela pourrait tenir à l’impudeur de leurs sujets autant qu’à la pudeur de votre présence, presque effacée face à leurs réactions. Cette question du comique est-elle une intention délibérée et à quel moment intervient-elle dans la réalisation ?
L’humour est la politesse du désespoir : c’est un cliché mais comme beaucoup de clichés il tombe juste. L’humour, l’ironie sont là dès le début du travail ; je crois que c’est effectivement une question de pudeur et de générosité, d’aborder des choses graves avec délicatesse (comme dans Les Appartements ou Des châteaux en Espagne, où je ne voulais pas tomber dans le larmoyant ni le complaisant). Pudeur envers mes personnages, mais aussi envers le spectateur, que je ne veux pas mettre mal à l’aise ni en position de voyeurisme : il s’agit de rire avec les personnages, et non pas de rire d’eux. Et, parfois, de rire pour retenir ses larmes. Les sujets sont impudiques en apparence seulement, parce que je fais avec les personnes filmées un travail de création de leurs personnages, comme j’expliquais plus haut, et que par ailleurs, il n’y a pas de noirs secrets de dévoilés, ni de choses terribles, honteuses, négatives (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles n’ont pas d’importance). L’enjeu c’est d’être généreux envers le spectateur, de faire en sorte que l’expérience personnelle rencontre l’expérience commune. Toujours, la pitié, la compassion, un amour profond de mes personnages. Des doux dingues, c’est le point commun entre eux, et je m’inclus avec. Comme nous le sommes tous, un peu « allumés ».
Pour autant, la proximité qui vous lie bien souvent aux protagonistes des documentaires consacrés à votre famille semble faire de vous le sujet de la conversation qui s’y joue. Comment voyez-vous le rôle de votre personnage dans vos films et est-il le même lorsque vous abordez un autre sujet que celui de la famille ?
C’est une sorte de personnage burlesque, maladroit, un peu bancal, qui se fait souvent malmener par les autres personnages… Et non pas un narrateur omniscient en position de juge. Et qui a surtout le rôle du conteur, du passeur, qui embarque le spectateur dans le récit ; un peu comme dans les nouvelles de Isaac Bashevis Singer, où son personnage d’écrivain est souvent le narrateur qui rencontre untel ou untel, ou dans les récits de Zweig. Mon personnage est plus discret, mais du même style lorsque je filme un animalier ( Mes familiers ) ou un spécialiste des chauve-souris ( Myotis myotis ). L’important est de trouver la bonne distance, ni trop près, ni trop loin, d’assumer un point de vue.
Vous avez fait l’expérience de la présentation de vos œuvres en galerie et vous le faites de nouveau à la galerie des Filles du calvaire ainsi qu’au Jeu de Paume à la rentrée. Cette confrontation de vos vidéos avec un espace à habiter est-il quelque chose qui vous intéresse, envisagez-vous vos œuvres comme des éléments d’un dispositif ?
Bien sûr. Ce n’est pas la même façon de montrer son travail, mais les deux fonctionnent. Par exemple, les vidéos de la série « Mythologies » peuvent être vues séparément au cinéma, les unes après les autres, dans un ordre bien précis, mais lorsqu’elles sont montrées ensemble dans un espace d’exposition, elles constituent une espèce de galaxie, chacune étant semblable à un message radio arrivant de loin. Généralement, les gens se trouvent pris dedans et regardent jusqu’au bout… Du moins c’est ce que me disent les responsables d’exposition ! Je suis d’ailleurs attachée aux vieux moniteurs cubiques à écran cathodique, aujourd’hui remplacés par des écrans plats, lesquels ne sont pas des objets évidents (c’est étrange, on retrouve l’esthétique du tableau, de l’accrochage à l’ancienne), avec leur image HD très froide et très dure, sans profondeur de champ.
Pour finir, vous invitiez il y a peu Valérie Mréjen à l’occasion de la projection de vos vidéos ; quelle place occupe cette artiste pour vous et d’autres artistes ont-ils une influence importante sur votre démarche ?
L’association Documentaire sur grand écran, à l’occasion de ses rendez-vous mensuels au MK2 à Paris, m’a demandé de choisir un film de son catalogue. J’ai alors pensé à Valérie Mréjen, dont j’avais découvert le travail il y a une douzaine d’années lorsque j’étais étudiante, avec les Portraits filmés au Centre Pompidou. Il y a eu aussi Joël Bartoloméo, Pierrick Sorin (Les Réveils filmés, Je m’en vais chercher du lait), Christian Boltanski, Yto Barrada. En cinéma, il y a Chantal Akerman et sa voix si particulière — elle pourrait lire l’annuaire du téléphone que cela marcherait ! Alain Cavalier, en particulier Ce répondeur ne prend pas de messages. La plupart d’entre eux ont une voix très caractéristique dans leurs films — d’où sans doute mon amour des voix off (en plus de la question du récit, du conteur). Mais je crois que la plus grande influence pour moi reste Perec, à la fois comme écrivain et comme cinéaste (Un homme qui dort), comme théoricien pour son projet d’anthropologie du quotidien, des « choses communes ». La fiction sonore Un homme disparaît est d’ailleurs une sorte d’avatar du trapéziste dans La Vie mode d’emploi. Comme disait Perec : « Ne pas attendre des événements de ma vie réelle (un déménagement, la réfection d’une maison, une maladie, etc.) la matière d’un roman mais projeter sur le quotidien qui m’entoure la grille de mon écriture ».