Le Musée d’une nuit à la fondation Hippocrène — Discussion
Cet entretien entre Jakuta Alikavazovic, écrivain, et Vincent Honoré, commissaire d’exposition et directeur de la David Roberts Art Foundation à Londres, a été réalisé dans le cadre de l’exposition Le Musée d’une nuit (script for leaving traces) qui se déroulera du 3 octobre au 20 décembre prochain à la Fondation Hippocrène à Paris.
Corentin Canesson : Vincent, pour démarrer, pourrais-tu nous présenter la genèse de l’exposition Le musée d’une nuit (script for leaving traces) et également la place, le rôle, du livre de Jakuta Alikavazovic, La Blonde et le Bunker, dans l’élaboration de ce projet ?
Vincent Honoré : À l’origine du projet, il y a le désir très généreux de la Fondation Hippocrène d’ouvrir ses murs à d’autres dynamiques et de collaborer avec des fondations européennes. La première, en 2013, était la Fondation Giuliani de Rome. La seconde est la DRAF (David Roberts Art Foundation) de Londres, que je dirige depuis 2008. Partant de cette invitation, j’ai découvert le lieu, magistral, de la Fondation Hippocrène : l’ancienne agence d’architecture de Robert Mallet-Stevens dans un bâtiment conçu par l’architecte en 1927 — il a d’ailleurs dessiné toute la rue. Ce lieu est incontournable : il m’a paru dès lors que la seule option pour y faire exposition, et pour montrer DRAF et sa collection (2043 œuvres) d’une façon que j’espère inspirante et en évitant l’effet de catalogage, c’était d’abord de s’immerger dans l’œuvre et la vie de Robert Mallet-Stevens, de son rapport au cinéma, à sa volonté avant sa mort en 1945 de détruire ses propres archives, d’essayer de comprendre son travail et ses ruines. Car ce qui a particulièrement retenu mon attention, c’est la ruine fondamentale de son œuvre, la ruine générale de l’utopie moderniste, mais aussi la ruine matérielle de ses bâtiments, abandonnés, déformés, squattés, détruits… La ruine d’un héritage dont ne subsiste qu’une image parfois malade, qu’un fantôme. De là, l’exposition a pris forme. Au lieu de vouloir démontrer, j’ai décidé d’habiter le lieu et — avec l’aide d’artistes et de nouvelles commandes — de faire récit. En fait, le principe de cette exposition est de proposer un scénario à jouer. J’avais lu le livre de Jakuta en 2012 je crois, quand je préparais une exposition sur l’image comme perte et l’œuvre comme absence à Londres, une exposition qui regroupait Felix Gonzalez-Torres, John Stezaker, Marcel Broodthaers, Danh Vo, et d’autres, et qui convoquait Maurice Blanchot. Et ce livre est resté : il a tout naturellement ressurgi dans la conception de l’exposition parisienne. Jakuta y développe un discours très précis sur la collection, un discours qui trouve un écho particulier dans la manière avec laquelle je gère la collection de la fondation, et la manière avec laquelle je veux la présenter (ou la représenter) à Paris. Car au fond, on y parle de la perte : la collection comme perte, l’exposition comme perte, l’œuvre comme perte. Tout comme l’œuvre de Mallet-Stevens s’est perdue.
CC : Jakuta Alikavazovic, connaissiez-vous le travail de Vincent Honoré avant qu’il vous contacte, et est-ce votre première collaboration avec un commissaire d’exposition ou un artiste ?
Jakuta Alikavazovic : C’est Benoît Maire, rencontré à Rome au début de ma résidence à la Villa Médicis, qui m’a parlé du travail de Vincent et qui, à la demande de ce dernier, nous a mis en relation. J’ai par goût toujours été proche d’artistes comme de critiques et d’historiens de l’art. Ceci dit, ça doit être la première fois que je travaille de façon explicite (c’est-à-dire : sous forme publiée ou publiable) avec un commissaire d’exposition. Encore que le texte Nocturne existait déjà : je l’ai envoyé à Vincent car il me semblait mieux dire ce que je n’arrivais pas à transmettre de façon satisfaisante de vive voix.
CC : Vincent, de ton côté, certaines de tes expositions passées comme le cycle A House of Leaves, ou encore Orpheus Twice, toutes deux réalisées à la DRAF (David Roberts Art Foundation) à Londres, avaient déjà un rapport très fort à la littérature, dans leurs structures ou simplement dans les références qu’elles convoquaient. Que permet la littérature dans la conception d’expositions ?
VH : J’ai étudié la littérature : on ne se refait pas. Et c’est vrai que je tends maintenant de plus en plus à refuser l’exposition didactique, démonstrative, pédagogique, celle qui cherche à convaincre et qui au fond n’est rien d’autre qu’un divertissement et une entreprise à spectacle. Je me dirige vers des « expositions expériences » comme les appelle Dominique Gonzalez-Foerster. Ou encore, comme le dit brillamment Jason Dodge, je ne m’intéresse pas à ce que les œuvres signifient, mais comment elles signifient. De fait, la littérature m’offre des structures de pensée qui éventuellement deviennent des machines d’exposition : j’ai travaillé à partir de Beckett et de l’épuisement, de Ballard, de Blanchot et de l’image, etc. Je travaille en ce moment avec Than Hussein Clark à un projet d’exposition pour laquelle nous étudions — entre autres — les structures du théâtre, Pirandello, et le cabaret. La littérature permet d’articuler un rapport davantage structurel sur les œuvres et l’exposition.
CC : De la même manière, on observe de plus en plus fréquemment des glissements entre la littérature, la fiction et l’art contemporain, je pense par exemple à Enrique Vila-Matas, Michel Houellebecq, ou encore à Jean-Philippe Toussaint, Jakuta, comment percevez-vous cela ? Que peut apporter l’art à la fiction et inversement ?
JA : En commun on trouve, j’imagine, un goût du jeu — c’est à dire du risque : la langue veut aller là où elle n’est pas — dans le visible ; la parole se voudrait regard, comme, peut-être, le regard se voudrait parole ? Dans les deux cas sans doute y a-t-il le sentiment d’un manque, auquel supplée la mise en mouvement vers un autre champ, un autre territoire. Je ne peux parler que de moi-même et de ma pratique d’écrivain — d’autres auteurs s’y reconnaîtront peut-être : jusqu’à présent il y a eu, au départ de chacun de mes livres, une image qui s’imposait et qui ne passait pas. Une image muette, qu’il fallait recréer en mots. Mais pas seulement la recréer : l’ouvrir, en dévoiler quelque chose, le fond tenu secret. En dire quelque chose — et donc lui faire dire quelque chose. J’ai un rapport un peu naïf à l’art, au fond : une œuvre, c’est quelque chose qui existe. Cependant ce que je fais moi — l’écriture — je l’éprouve toujours comme ce qui n’existe pas encore. Qu’on le veuille ou non, je pense qu’au fond on est en mesure de voir, d’éprouver toutes les œuvres sauf la sienne, c’est l’un des paradoxes du créateur.
CC : L’exposition à la Fondation Hippocrène regroupera des œuvres très éloignées dans le temps, et dans leurs formes mêmes, elles se sont assemblées dans l’exposition au fur et à mesure d’un scénario qui, a priori, ne les concernait pas, en tant qu’œuvres autonomes je dirais. Vincent comment définirais-tu cette méthode de travail, qui amène rapidement des critiques visant une trop grande instrumentalisation des œuvres ?
VH : Nous allons montrer à la Fondation Hippocrène des œuvres très importantes. Si la plus ancienne est un dessin de Tamara de Lempicka de 1926, pour laquelle Mallet-Stevens avait dessiné un atelier, la plupart sont des œuvres contemporaines dont certaines sont des commandes spécifiques pour l’exposition. L’instrumentalisation, elle est immédiate : nous montrons des œuvres contemporaines dans un lieu d’Art déco moderniste, on a déjà là une contradiction qu’il faut ne pas ignorer. Les œuvres sélectionnées déploient trois motifs : un rapport direct au modernisme et au contexte de l’exposition via Mallet-Stevens et son œuvre, un rapport rejoué au surréalisme (André Breton écrit Nadja en 1928) via le corps morcelé, un rapport à la perte via l’empreinte et l’objet trouvé. Les œuvres sont jouées dans cette exposition pour que s’écrive un texte que l’on ne révèle pas, car nous n’allons pas justifier l’exposition : chacun en devient l’acteur, si ce n’est l’auteur. C’est une sorte d’expérimentation de ce que je veux faire à plus grande échelle en 2015 à Londres. Un rapport à la liberté, au récit, à la scène.
CC : Dès le début de l’élaboration de ce projet Vincent, tu as mis en avant l’idée de la collection comme processus de perte. C’est également une idée que l’on retrouve dans votre livre Jakuta, la collection comme un objet insaisissable, je pense par exemple à des extraits comme celui-ci : « En effet, la collection a ceci de commun avec les comètes que l’on ne sait d’avance l’aspect qu’elle prendra au moment où elle choisira (choisira — à supposer que la collection fut un sujet à part entière, convention discutable qu’ils avaient adopté par défaut, tant la question de l’intention leur paraissait vertigineuse), au moment où elle choisira, donc, de traverser notre champ de vision. Voir n’est pas reconnaître. Revoir n’est pas reconnaître. Lui-même n’avait eu qu’un seul contact direct, croyait-il, avec la collection.» Pourriez-vous chacun développer cette manière d’envisager le processus de collection ?
JA : La collection dont il est question dans cet extrait est d’une nature particulière, puisqu’elle rassemble un corpus d’œuvres qui « ne sont pas faites pour être vues » et donc invisibles. C’est une collection romanesque : son réel lieu d’existence, c’est le langage. Après, ce qui m’intéresse dans l’idée de collection, c’est qu’elle est un échec consenti. Quelqu’un (peut-être Freud ?) disait qu’une vraie collection n’est jamais complète, jamais finie. Elle s’interrompt, c’est tout : à la mort du collectionneur ou à la mort du désir du collectionneur. Ce qui lui donne son sens, c’est la pièce qui manque, celle qu’on convoite. Et c’est sa nature profondément dynamique — comme une spirale qui se déploie — qui m’intéresse. Et puis il y a dans la collection quelque chose de souple et de résistant à la fois, qui me plaît : elle s’adapte aux lieux, aux conditions extérieures. Elle n’est jamais finie ; en contrepartie on peut la couper en deux, en trois… au fond, une demi-collection, c’est encore (ou déjà) une collection à part entière pour celui qui la traverse.
VH : Pour ce discours sur la collection, et aussi pour la nouvelle de Jakuta qui — à ma plus grande surprise — écrit quasiment le récit de cette exposition alors que je ne l’avais pas lue et qu’elle ne m’en avait pas parlée (comme un hasard objectif), il était évident d’inviter Jakuta à faire partie de cette exposition. « Qui nomme la collection ne sait pas de quoi il parle », c’est ce qu’elle écrit dans La Blonde et le Bunker et c’est ainsi que nous considérons la collection de la Fondation : la collection se collectionne elle-même dans un processus qui n’obéit pas à l’accumulation, mais davantage à la perte, au manque, à l’insaisissable. C’est pourquoi elle n’existe qu’en reconfigurant son identité chaque fois qu’une œuvre la rejoint. On montre souvent les collections comme des stratégies établies, linéaires et quasi objectives, sans en comprendre la structure. En fait, on les comprend comme capitaux ou héritages. Au contraire, je crois que c’est important de les considérer comme des organismes, de voir les formes d’errance obtuse qu’elles peuvent parfois adopter, et leur relation fondamentale à la perte. C’est ce que nous faisons à la DRAF et c’est ce que nous montrons à Paris, tout en racontant une histoire qu’au fond Jakuta avait déjà depuis longtemps écrite.