
Ulla von Brandenburg — Galerie Art : Concept
Comme à son habitude, Ulla von Brandenburg projette, dans sa nouvelle exposition à la galerie Art : Concept, le spectateur au cœur d’un monde autre, sans jamais dissimuler la part de jeu et de mise en scène nécessaire à une immersion qui dépasse le simple effet d’illusion.
Ici, le regard est happé par un langage formel pluriel — des compositions sur tissu et un film en noir et blanc, au grain affirmé et aux cadrages resserrés — qui suspendent le spectateur hors du temps. Mais il ne s’agit pas d’un marché de dupes : le pacte esthétique proposé par l’artiste fait du visiteur un prisonnier actif de ce dédale de textiles, évoquant tour à tour les volutes matérielles des pigments en mouvement, les paysages métaphoriques dont ils sont issus, des entités spectrales hantant leurs légendes, voire, dans certains cas, des formes humaines traversant l’espace avec sérénité.
L’installation, tout en suggérant la légèreté flottante du textile, impose sa présence. Ces étoffes dressées, teintées d’indigo ou marquées par de puissants contrastes, deviennent autant de seuils à franchir, de filtres à traverser, où la lumière se diffracte, s’atténue, devient matière. Ulla von Brandenburg explore ce que désigne le terme japonais kekkai — à la fois “séparation” et “liaison” — : un espace-limite, un entre-deux, un interstice où l’œil et l’esprit suspendent leur jugement. Un lieu où la perception s’épaissit.
Inspirée par sa résidence à la Villa Kujoyama en 2024, Ulla von Brandenburg puise dans les techniques textiles traditionnelles japonaises — notamment le katazome — et dans une esthétique de l’ombre chère à Jun’ichiro Tanizaki. Dans Éloge de l’ombre, ce dernier oppose la lumière crue et invasive de l’Occident à la délicatesse des pénombres orientales. Ulla von Brandenburg ne se contente pas d’illustrer cette pensée ; elle la rend vivante, traitant la lumière comme un matériau mouvant, révélant les replis secrets d’une spatialité intérieure où l’opacité devient condition de dévoilement.
En ce sens, l’installation devient un dispositif sensible, où l’expérience du seuil prend valeur de rite, de passage. Le noren suspendu à l’entrée — rideau traditionnel japonais fendu — impose d’emblée un geste : celui de l’écartement, du glissement du corps à travers la matière ; on s’y frotte, ou l’on s’y plie si l’on n’ose le froisser. Les tissus, pourtant légers, semblent davantage dressés que flottants, saturés de leurs contrastes superbes, renvoyant leur propre lumière plutôt que jouant sur la transparence. L’autorité d’une histoire dans la douceur de ses oripeaux. Ces rideaux ne dissimulent rien d’autre que l’espace déjà pénétré — qu’ils révèlent autrement, engageant une traversée sensorielle, sans s’y limiter.
Car au bord de ces étoffes émerge la figure du yokai, au cœur du film projeté à l’issue du parcours, cristallisant ces présences marginales, ces apparitions fugitives que seule une attention poreuse peut saisir. Ces créatures mythologiques ne s’offrent pas dans l’évidence : elles surgissent dans le frottement des mondes, à la lisière du visible et de l’invisible, dans la vibration des éléments. Le cinéma d’Ulla von Brandenburg, prolongement intime de l’installation, épouse la logique de la persistance — cette formation dans le non formé. L’image acquiert une densité presque tactile. Elle mêle introspection, récits mythologiques et captation de gestes rituels issus du théâtre traditionnel. Ce théâtre d’ombres devient lieu d’apprentissage du regard et de l’écoute, une leçon d’abandon par la rigueur et la répétition. Ainsi, l’œuvre déploie une pensée du seuil : ni tout à fait ici, ni déjà ailleurs. Un espace transitoire où l’on perçoit moins des formes arrêtées que des figures en devenir. Où l’on ne voit pas des monstres, mais où l’on sent leur possible avènement — dans un pli de tissu, un souffle d’air, un frémissement de lumière.
Ulla von Brandenburg accomplit ainsi le tour de force de réactiver, par une technique ancestrale, une expression plastique profondément contemporaine. Les tressautements de la ligne, la fragilité des formes et la fébrilité de leurs contours restituent l’angoissante proximité d’un monde intérieur à dépasser. Une rencontre inattendue entre esthétique japonaise et folklore occidental, peuplée d’entités que l’on ne devine que dans le battement du monde, le souffle de la vie sur les choses, le creux des ombres, l’éclat des reflets dansants.
Alors, les figures du théâtre traditionnel captées par Ulla von Brandenburg dansent à leur tour, créant dans leur mouvement la possibilité de frôler les marges, de laisser advenir d’autres vies. En vérité ou en idée, peu importe, pourvu que l’on sente notre place se dérober sous nos pieds — bien présente mais en équilibre, au bord d’un nouveau monde à habiter.
Ulla von Brandenburg, Kekkai, Art : Concept, Paris — 24 mai — 26 juillet 2025 En savoir plus