
Heel Turn — Maison populaire, Montreuil
Dernier volet du triptyque d’expositions Breaking Kayfabe entamé il y a quelques mois à la Maison Populaire de Montreuil qui emprunte au monde du catch son lexique afin de réfléchir, à ses côtés, à la dimension représentative et interactive de l’exposition, Heel Turn, sous l’impulsion de sa commissaire Camille Martin, poursuit cette exploration du monde de l’art en acte.
« Heel Turn — Réda Boussella, Zoé Chataignon et Yannis Mohand Briki », Maison populaire du 24 septembre au 13 décembre. En savoir plus Elle orchestre la rencontre de trois œuvres très différentes, dont le dialogue, riche de résonances plastiques, impose une dimension réflexive et acérée derrière son apparence spectaculaire. Au-delà de l’énergie qu’elle déploie, on retient surtout une forme intelligemment pensée dans sa circularité, instaurant une succession de continuités et de ruptures proches d’une captation de l’attention scénarisée, mais capable de s’adapter à la logique même du spectacle de catch. Assumant la fantaisie morale propre à la mise en scène de cette pratique, les artistes proposent des œuvres qui tiennent lieu de personnages questionnant directement le spectateur. Ils profitent de la connivence inhérente au rapport médié de l’exposition pour investir l’inconfort. Car il s’agit bien d’un art de la représentation : pourquoi ne pas jouer, dès lors, avec ceux qui en acceptent les règles ?Cette réflexion curatoriale, d’une belle vivacité, se traduit par une pensée de la représentation polymorphe. La pratique frontale de Zoé Chataignon fait surgir un carnaval des formes, où injonctions et assertions s’intègrent au motif comme le décor d’une réflexion menée par la ligne et l’instinct du dessin. Donnant tout pour le spectacle, jusqu’à ses fondations mêmes, son œuvre devient ici ornement brutaliste, décor brutal d’une bataille à venir, comme un jeu qui expurgerait la violence en en faisant l’unique réalité. Derrière cette frontalité presque festive et volontairement grotesque, les deux autres artistes, Reda Boussella et Yannis Mohand Briki, travaillent une acidité plus diffuse. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de jouer de la déception, au sens français comme dans son acception anglaise, plus proche du détournement. Déjouer les codes du monde de l’art, tromper ses attentes pour mieux y préserver son intégrité : telle est leur stratégie.
La part de souvenirs explorée par Yannis Mohand Briki laisse volontairement surgir des creux et des absences, signes d’une forme d’indécision. Le jeu vidéo, chez lui, devient le vecteur de diffusion à activer soi-même d’une détresse radioactive, poisseuse, qui renvoie à l’éther des souvenirs. Une vague solitude y flotte, où la recherche de réponses se heurte au vide de l’oubli. Pourtant, quelques éléments persistent comme points d’ancrage, témoignant de la subsistance d’une vie. Le déceptif agit ici dans l’absence d’un discours explicite, ou d’une lecture attendue des enjeux biographiques d’artistes engagés dans la réflexion sur les représentations sociales.
Les figures et entités de Reda Boussella dont l’œuvre polymorphe se révèle ici d’une belle acuité, se révèlent plus directement corrosives. De la punchline à la liquidation de l’icone par une forme de déconstruction acide renvoyant aux effets spéciaux de l’horreur, la déception prend chez lui une tournure plus malicieuse. Ses sculptures comme sa série de dessins, en plus de leur efficacité visuelle, frappe par leur acuité conceptuelle et leur mise en question du regard, des attendus d’un public bien obligé de leur faire face. En jouant des contrariétés d’un monde de l’art contemporain imbu de ses propres icônes, il se livre à un tour de piste dans ce spectacle quotidien d’un écosystème en constante représentation qui réunit en un lieu et un temps, ceux de l’exposition, son investissement comme l’engagement du public.
En s’offrant ainsi une analogie avec le catch aussi espiègle que maligne, l’exposition investit le champ de la représentation avec une frontalité bienvenue qui prend à leur propre jeu ceux qui créent comme ceux qui embrassent les apparences. Et questionne la dose de réalité que l’on choisit d’investir dans cette mise en suspens de l’assignation à sa place : non pas seulement à travers le travail de l’artiste, mais dans la manière même dont il l’incarne et dont nous comptons sur lui pour maintenir le spectacle.
Une manière surtout de ménager une échappée possible et, pour les artistes, de jouer leur vie plutôt qu’incarner le rôle qu’on croit écrit pour eux.