Matière et Mémoire : la demeure du patriarche — Galerie Jaeger Bucher
Trois espaces redessinent les lignes de force de la carrière du galeriste Jean-François Jaeger, à l’occasion de son 90ème anniversaire. Des années 60 à nos jours, cette figure du monde de l’art a représenté d’essentiels artistes comme Nicolas de Staël, Jean Dubuffet, Mark Tobey, Maria-Helena Vieira da Silva parmi d’autres. Il mit également toute son énergie à traiter de problématiques telles que les Arts premiers ou l’Orient. Cette exposition majeure intitulée Matière et Mémoire est accompagnée d’un très riche journal faisant office de prolongation ou d’introduction à ce parcours prolifique articulé en deux temps.
Exhibition : Matière et Mémoire : la Demeure du Patriarche from November 19, 2013 to January 25, 2014. Learn more Deux temps, pour un double hommage. D’abord à l’homme. Mais aussi aux œuvres qu’il plaça dans la lumière. Jean-François Jaeger, précurseur parmi les précurseurs, accorda notamment dès les années 60 son attention à l’Orient et l’extrême Orient. L’espace rue de Seine, mythique galerie Jeanne Bucher, à laquelle est désormais accolée le nom de Jean-François Jaeger, montre au mieux la vigie que le galeriste fut en exposant le grand maître chinois Chen Yung-Sheng en 1977 dont les Fu (chaque trait de pinceau est une force invisible) retinrent très tôt toute son attention. Kunihiko Moriguchi, artiste japonais, proche de Balthus, obtint lui aussi en 1986 dans les murs de la galerie sa première exposition monographique européenne tandis que ses œuvres sur papier furent achetées en 1996 par le Musée national d’Art Moderne.L’intelligence et la sagacité de Jean-François Jaeger ne s’arrêtent pas là. Exposer des artistes extrême orientaux ne suffisait pas. Il fallait aussi que les œuvres d’artistes européens soient vues au-delà de notre Hexagone, et plus encore de notre continent. Nicolas de Staël et Roger Bissière furent ainsi exposés dès les années 70 au Japon. Un peu à la façon dont la galeriste Marian Goodman mit en exergue les artistes français aux États-Unis et réciproquement, Jean-François Jaeger trouva fondamental que les créations voyagent d’un pays à l’autre, nouant des ponts comme il le fit avec Mark Tobey, montré dès la fin des années 50 et dont la fameuse œuvre Animal Totem marie abstraction américaine et peinture zen. Jaeger navigue ainsi d’une culture à l’autre mais aussi d’une époque à l’autre, entre tradition et modernité. Quel meilleur exemple que les sculptures Maya et Dogon qui prirent place dans les années 1960 dans sa galerie alors que la représentation des œuvres de Nouvelle Guinée ou de l’Ancien Mexique en tant que chefs-d’œuvre était encore balbutiante ?
Au 53, rue de Seine, ces statues bénéficient d’une salle à part, magnifiquement éclairées, elles nous toisent de leur regard immobile et semblent implorer la reconnaissance implicite d’un Picasso, Ernst ou Nolde, parmi d’autres primitivistes qui leur doivent beaucoup. Jean-François Jaeger le nota avant d’autres. Tout comme, il accompagna certains artistes jusqu’à la conception de leur catalogue raisonné. Ce fut le cas de Maria-Helena Vieira da Silva, dont les exceptionnelles toiles sont amplement exposées au 5 rue de Saintonge. À côté d’elles, les tableaux de Nicolas de Staël, grâce à un formidable prêt du musée Unterlinden de Colmar, donnent une allure muséale et sacrée à cet espace du marais. Portrait d’Anne jamais encore prêté, trouve en effet ici une très belle première sortie… Nappe, pots et bouteilles, (1955) quant à lui, éblouit par sa lumière intérieure et ferait presque oublier les périodes sombres de la création de Staël, jusqu’à son suicide à l’âge de 41 ans, se jetant par la fenêtre de son atelier, à Antibes. Pour clore cette exposition, ou l’ouvrir, chacun fera son choix, il faudra plonger dans les acryliques sur papier des années 80 signées Dubuffet (Pulsions ou encore Mire G 177 ) ainsi que dans ses huiles sur toile des années 60 (La Bariole mariole, 1964), pour imaginer les 17 monographies de Dubuffet qui ont, depuis 1964, marqué les lieux de leur esprit et de leur forme.
Matière et mémoire, au-delà de son allusion au texte de Bergson est une exposition d’une force inqualifiable, indatable, qui restitue avec sensibilité une carrière passée à faire vivre des œuvres, à faire ressentir le pouls humain qui les fit naître. Celui des artistes, bien sûr, mais aussi celui du galeriste qui en conforta l’existence.