Mélanie Courtinat et Charles Hascoët — Galerie Edouard-Manet, Gennevilliers
De la rencontre de deux artistes aux pratiques différentes (Mélanie Courtinat crée des univers virtuels et des images numériques quand Charles Hascoët, lui, peint) naît à la galerie Edouard-Manet de Gennevilliers un dialogue de formes qui, bien qu’éloignées, se rejoignent en une même lecture éthérée du réel.
« Mélanie Courtinat et Charles Hascoët — It’s dangerous to go alone ! », Galerie Edouard-Manet de Gennevilliers du 20 avril au 10 juin 2023. En savoir plus En 1986, un jeu vidéo ouvrait la voie d’une aventure épique télévisée et interactive au grand public. Zelda compressait en dizaine d’heures les mythes du roman d’apprentissage, de la chanson de geste et de la quête spirituelle. Devenue à son tour icone et répétée depuis au long d’épisodes réactivant son architecture principale en l’adaptant aux progrès de son médium, l’aventure initiatique de Nintendo a marqué de son empreinte la culture contemporaine et défini, pour nombre de générations, le rapport à l’espace et à l’observation de paysages.Usant de la phrase iconique prononcée par un vieil homme sonnant le début de l’aventure, « It’s dangerous to go alone! », l’exposition de Mélanie Courtinat & Charles Hascoët s’approprie cet héritage et l’ambivalence d’aventures virtuelles dont la solitude et le danger participent précisément de l’expérience. Comme un double biais, les artistes s’emparent de la recréation ex-nihilo d’un monde possible, de paysages synthétisés dans tous les sens du terme pour en faire les décors de nouvelles variations imaginaires où la suspension du principe de réalité, mouvant, participe de l’impression de vertige.
A travers deux séries, Charles Hascoët installe une sensation de solitude en transcrivant en peinture des images des jeux vidéo Zelda et Counter Strike. L’un, onirique, place la focale immédiatement derrière un personnage quand le second, nerveux et réaliste, nous invite sur des champs de bataille en vision subjective ; deux points de vue qui se brouillent dans ce dialogue pictural où des trames narratives naissent des images de Zelda et une atmosphère de solitude, presque de contemplation naît des reproductions de « niveaux » de Counter Strike, dépeuplés et réduits à leur décor. Un écho poétique avec la situation de jeux vidéos jouables en ligne passés de mode, dont on imagine les décors perdurant dans une réalité alternative et désespérant de ne plus accueillir de joueurs qui le peuplent. Un jeu de perspectives en définitive qui détourne ses modèles pour les intégrer non seulement à l’histoire de la peinture (en évoquant les perspectives classiques de Corot ou de De Chirico) mais également les projeter hors de la dimension « ludique » qui a présidé à leur création. En cela, Hascoët fait vivre la part inintelligible de notre rapport à l’outil, révélant la force imaginaire qu’ont acquise ces créations modélisées devenues décors à nos propres fantaisies. Une synthèse tout à fait lisible dans l’œuvre collective des deux artistes pensée par Mélanie Courtinat qui génère un paysage en imitant numériquement la touche de Hascoët et en y intégrant l’épée inspirée du jeu Zelda dans une toile intelligemment placée en fin de parcours de l’exposition à la manière d’un trésor de quête vidéoludique.
Habité par des mannequins creux, anonymes évoquant une autre tradition du jeu vidéo heroic-fantasy, les images de Mélanie Courtinat jouent d’abord du fantasme esthétique de la J-Pop où les corps portent les stigmates de leur histoire à révéler. Un procédé habituel dans le jeu vidéo qui, par la fonction, a créé une esthétique du surplus et de l’ambiguïté dramatisée pour offrir une largeur d’interprétation plus propice au succès commercial qu’à l’invention singulière.
À l’opposé de cette charge symbolique, Courtinat propose dans un second temps de nous plonger directement dans un monde alternatif désert à travers un casque de réalité virtuelle. Si elle est inspirée par le jeu vidéo, cette déambulation narrative n’a rien de ludique et réduit l’interactivité à néant en limitant la liberté du participant au seul regard, spectateur impuissant d’une tragédie qui prend là toute sa force. Les témoignages saisissants se succèdent et la gravité initiale, jouant habilement en trompe-l’oeil avec les codes récurrents de mélodrames post-apocalyptiques lourdement symboliques de nombreux jeux vidéo nous renvoient, en toute fin de voyage, au vertige d’une réalité inattendue qui renverse la perspective et donne toute sa force au médium numérique pour saisir l’imaginaire (on conseille donc de suivre jusqu’au générique cette œuvre).
C’est alors précisément dans cet éloignement apparent du réel et cette mise en danger par l’adjonction de différents plans de lecture que, comme pour les tableaux nostalgiques de Hascoët, le réalisme de l’émotion et l’intensité tangible du sentiment prennent corps et se diffusent dans l’expérience d’un spectateur solitaire qui opère, c’est son rôle et sa chance, le lien fondamental entre réel et virtuel.