Sauge — Centre d’art contemporain Passages, Troyes
Prenant pour étendard la sauge, une plante chargé d’histoire millénaire présente dans les traditions médicinales et païennes, célèbre pour ses vertus physiologiques comme sa portée symbolique (son nom même est dérivé du latin salvare), l’exposition du centre d’art contemporain Passages de Troyes pensée par sa nouvelle directrice, Maëla Bescond traduit cette double perspective d’une affirmation circonstancielle et l’installation de jalons d’un programme plus général, porté par une volonté de faire vivre l’art dans un dialogue immédiat avec le visiteur.
« Sauge », Centre d’art contemporain Passages du 6 mai au 12 août 2023. En savoir plus Une mise en scène qui souligne la chaleur tout autant que l’ambiguïté d’un espace domestique voué à à servir d’écrin aux œuvres et à accueillir le public comme un lieu de passage et, par conséquent, préserver une habitabilité éphémère, jusqu’à trouver sens dans sa propre destruction. Pas de cartels mais un livret riche et travaillé permet de faire le point sur chaque pièce présentée mais l’espace est pensée en une installation globale qui s’empare du vaste espace de la pièce principale pour jouer des différents niveaux de lecture d’œuvres qui s’affirment en tant que telles (cadres, suspensions, dessins et peintures) ou camouflent leur identité (planches retournées au sol, accessoires discrètement accrochés aux tissus, maquette architecturale, etc.).À la manière donc de la sauge et de la pluralité de ses utilisations, elle qui agit directement sur le corps dans son ingestion ou qui se meut en purificatrice d’un espace dans sa combustion, le parcours touche directement aux sens du visiteur pour lui offrir la primeur d’une ambition artistique passant par une expérience renouvelée de l’atmosphère. À la manière dont tout lieu d’exposition chargé d’histoire la porte sur les œuvres qu’elle accueille, le corpus présente une somme de pièces aux vertus différentes et complémentaires. Cohabitent ainsi des œuvres jouant précisément de leur portée polysémique pour installer un sentiment de doute et une tension qui s’affirme dès l’entrée du parcours. Là, Irina Lotarevich nous confronte à un panneau surmonté de centaines de serrures. Aussi absurde qu’immédiatement lisible, le dispositif, éminemment inutile, traduit néanmoins une forme d’autorité qui maintient son mystère et mêle le motif (répétition du cercle) à l’angoisse administrative (répétition de l’acte).
Dans l’espace plus vaste de la salle principale, l’ordonnancement plus libre des œuvres laisse une plus grande latitude au regard tout en continuant de porter ses ambiguïtés. L’histoire du lieu, une ancienne bonneterie dont la salle correspond à l’espace de stockage d’époque rencontre la proximité contemporaine de gestes qui s’affirment et s’affinent par leur mise en résonance. Franz West convoque différentes histoires et tendances de la représentation pour orchestrer un jeu de références allant de la forme de la représentation à la familiarité chromatique entre quatre œuvres pour un Combo réjouissant qui mêle les traditions. Véritable patchwork de formules décoratives (photographie, design, peinture, sculpture…) les quatre pièces offrent un ilot d’intimité au sein de l’espace ouvert. L’œuvre de Mira Schor, chaleureuse, directe et expressive, elle aussi installe, en occupant deux pans des larges murs qui l’enserrent, un espace de sens où la revendication se heurte au symbole, où les multiples traditions de la représentation se conjuguent et participent d’une même urgence du présent.
Carla Adra, elle, fait vivre à son tour cette spécificité du lieu (le parquet étendu au sol) pour en offrir une tournure, au sens propre du terme, poétique. Elle dispose au sol des lattes contenant les reliques de lettres jamais envoyées, dont le pliage, s’il en condamne le sens, n’en efface pas moins le geste et semble au contraire le prolonger dans le temps, l’inscrire dans l’histoire du lieu. L’installation, pertinente et efficace, se prolonge avec une performance jouée par des intervenants faisant résonner, en suivant une harmonie préétablie, certaines lattes du parquet.
Avec le travail d’Aapo Nikkanen, Sauge explore plus encore cette possibilité d’invention du récit à travers l’espace. En occupant deux lieux de la maison, il installe à son tour des cabinets d’expérience qui passent par une implication du spectateur, invité à jouer avec un autre à un échange à travers des cartes comportant des questions. Face au jardin, c’est ensuite entouré de deux seules enceintes qu’il écoute une interprétation a cappella d’une chanson de Whitney Houston. Deux manières de s’abstraire du temps autant que de s’ancrer à un lieu qui revendique par là la fonction réparatrice de Sauge, capsule programmatique d’une irruption de l’art au sein de sa propre vie.
Une résonance inattendue avec le travail de General Idea présenté ici, constitué de trois panneaux réinventant une narration fictive avec l’application d’allégories romantiques. Entre rigueur administrative de pièces à conviction et ornements illustrés, les cartels enserrant des photographies du groupe d’artiste rejouent à la manière d’un roman photo l’histoire d’une destruction fictive. Devant les ruines historiques d’un site archéologique, General Idea invente une autre destruction, celle d’une idée et d’une réalité parallèle qui n’a pourtant jamais existé.
Cathartique, l’acte de destruction se fait ici générateur de nouvelles histoires et, à la manière dont la combustion de brins de sauge séchés enduit l’espace d’un souffle de renouveau, ce qui détruit ici n’efface pas et, au contraire, appelle à une reconstruction d’un ordre libre. Oscillant entre pouvoir d’émancipation et liberté de ton n’hésitant pas à jouer de l’absurde, l’œuvre de Jimmie Durham détruisant méthodiquement un morceau du passé d’élèves invités à amener un objet à son bureau introduit à son tour un hiatus dans l’ordre, soulignant la nécessité d’opposer à la rigueur des conventions une déflagration jouissive et une création qui passe également par l’acte. Moins connu, le travail de Jean-Pierre Dolveck est présenté à travers deux vidéos filmant le processus de destruction d’œuvres dans un bain qui, loin de les purifier, les dissout proprement pour finir en un amas trouble qui sature l’image. Jusqu’à ce la focale s’éloigne et, laisse, dans l’une des deux vidéos, apercevoir le sourire fugace du sculpteur.
D’œuvres sans auteur détruites méthodiquement par Jimmie Durham, on aboutit alors au constat, souriant donc tout autant que percutant, d’auteurs se dépossédant de leur œuvre et dont la biographie constitue le seul corpus, perçant incidemment la frontière entre l’art et la vie, entre le lieu d’exposition et la volonté de le faire vivre, autant que de l’habiter, différemment.