Agnès Geoffray — CPIF, Pontault-Combault
Première grande exposition consacrée à Agnès Geoffray, Before The Eye-Lid’s Laid présente jusqu’au 23 décembre le travail de cette artiste qui fait de l’image, fabriquée ou récupérée, le support de fictions troublantes, qui s’inscrivent avec force dans la réalité.
À l’image de ses Incidental Gestures, série dont certaines œuvres sont présentées dans laquelle elle « répare » les marques de l’histoire, effaçant ici la corde qui suspend une femme noire pendue, redonnant ailleurs un visage « supportable » à des gueules cassées de la Première Guerre mondiale. Contrevenant ainsi à toute vérité historique, qu’elle récupère des photographies d’archive ou qu’elle tire les siennes propres, Agnès Geoffray fait de l’image un allié ambigu de la « réparation ». Une contrebande de la valeur de témoignage de la photographie qui choque ; s’appropriant ainsi des sources historiques, elle en travestit la réalité et répète finalement l’action d’une relecture analogue à la méthode employée par nombre de propagandes. L’outrage a pourtant une valeur thérapeutique, il remet en scène, face aux sens, le pouvoir terrible de la manipulation. Avec cette série, Agnès Geoffray cherche la confrontation et fait naître, sans s’en dédouaner mais pour mieux la toucher du doigt, l’horreur. Au-delà de ces figures spectrales, ses photographies gardent en elles quelque chose qui ne « va pas », qui fige en réalité une anomalie, une étrangeté non immédiate. Un sourire, une robe, autant d’éléments qu’elle ajoute à ces images pour en souligner les stigmates. Vertige d’un sublime (cette femme qui flotte, inerte dans les airs, dans une certaine veine surréaliste) tout droit issu de l’indicible et du désormais invisible.
Before The Eye-Lid’s Laid, le titre de l’exposition, confirme tout le mystère qui entoure les photographies d’Agnès Geoffray, ces images trouvées, « instants décisifs » amputées de toute décision, moments de latence avant la fermeture du diaphragme, la fermeture de la paupière. L’image devient une entrée vers l’aveuglement, fragment d’une histoire qui nous file entre les doigts. L’exposition se concentre ainsi sur la question de la suspension, d’un passé qui ne passe pas et reste inscrit dans la rétine. Suspendu aussi, le regardeur, aux lèvres de ces personnages, dans l’attente d’une explication, d’un indice pour suivre ce jeu de pistes où les mains, incidemment, se trouvent tout à fait au centre des débats. Les membres se touchent, s’effacent, se tiennent et se dirigent dans des fragments narratifs totalement ouverts qui nous enferment pourtant dans leur circularité.
L’exposition, qui présente un dialogue mené avec le critique et commissaire J. Emil Sennewald matérialisé par des fragments de réflexion qui le voient élaborer, à son tour, un récit intrigant, ne vient pas pour autant désépaissir pour autant l’éther d’interrogations qui entoure les images. La question de l’écriture commune engagée ici n’a rien d’une explication, elle prolonge le récit en orchestrant une résonance, un dialogue entre images et mots qui charrient eux-mêmes leur lot de mystères. Extrêmement sobre, le parcours ne se compose que de quelques images disposées avec pudeur sur les cimaises du CPIF qui orchestre presque, à son tour, la disparition de l’artiste. Les photographies à proprement parler sont ici minoritaires. Les boîtes d’archives s’étalent tout le long du mur, closes, elles n’arborent souvent qu’une énigmatique indication qui ne nous « dit » rien de plus. Scellées sous la vitrine, les images se cachent, se taisent en attendant, on l’imagine, une récupération future par l’artiste ; une telle mise en scène du « potentiel » de l’image, de son mystère essentiel se voit redoublée par l’installation de deux vidéoprojecteurs inscrivant à tour de rôle un sujet et une action violente. Décalés, les sujets (coupables) alternent, sont tour à tour agents d’un acte, plombant toute fixation de l’histoire.
Tout comme ses images donc, les récits que génère l’artiste vont au-delà de la fiction, ils « fictionnalisent » le monde pour en révéler la nature suspendue et en brouiller la possibilité même de compréhension. En ce sens, l’histoire n’est plus une matière objective mais bien un mode de la réalité à embrasser, dans lequel se fondre, le modeler et s’y imaginer, sans souci du vraisemblable, pour pouvoir l’appréhender. Plus loin, des télégrammes vibrants formulent des correspondances à sens unique ; une phrase, quelques mots évadés d’un contexte, d’une histoire qu’on ne connaît pas étonnent par leur force symbolique. C’est sans doute cela qui touche autant dans ces paroles ; n’ayant aucune vocation d’archives ou d’indices historiques (elles sont dépouillées de date, d’indications géographiques), elles sont un pur échange, n’existent en tant que telles que par la lecture future du destinataire. Réalité ou invention n’importent alors plus, ces télégrammes deviennent autant pas deviennent autant d’incipit pour des relations à imaginer, d’histoires à réaliser à son tour.
Dans une petite pièce adjacente, Agnès Geoffray installe un dispositif en référence directe à Claude Cahun et à la stratégie de résistance mise en place avec sa compagne sous l’Occupation. Elles écrivaient alors des messages en allemand appelant à considérer la chute inéluctable de l’armée allemande mystérieusement signés « Der Soldat ohne Namen (Le Soldat sans nom) ». Messages qu’elles tentaient par tous les moyens de transmettre aux occupants. Repris ici et tissés sur des supports colorés, ils apparaissent comme autant de tentatives de bousculer l’ordre historique à la mesure de l’invention d’un second. En s’immisçant ainsi dans l’esprit de leurs geôliers, ces figures de la Résistance inventaient une véritable subversion des valeurs en manipulant leurs croyances. Une dualité et un jeu sur la vérité qui font immanquablement écho à la démarche de l’artiste, à sa capacité de perforer la frontière de la vérité pour faire véritablement « histoire ». Les images de mannequins de bois, références directes aux travaux de Cahun, nous placent à leur tour face à un protocole de torture détourné. La dernière salle, comme une conclusion ouverte, remet au centre les images voilées pour les faire apparaître dans une boucle vidéo qui les voit se succéder, apparaître et disparaître en se fondant dans la suivante.
En surimpression, les éléments troublent la scène précédente pour en révéler la singularité et faire appel à notre propre attention. Qu’est-ce qui fixe l’œil, à quel détail le regard s’accroche face à la perte et que va-t-il rester de l’image dans la mémoire ? Autant de questions qui demeurent poser dans ces visions spectrales et qu’Agnès Geoffray, au long d’une exposition en suspension totale, transforme en doute sensible. Un « surréalisme » qui devient ici aussi radical que glaçant, couche de possible appliquée directement « sur » la réalité qui se perd en une complexité éthérée.
À travers sa pratique de retouche et d’emprunt, l’artiste s’approprie ainsi les histoires, les corps, elle s’empare de morts, dramatiques ou que le temps a fini d’emporter. Elle fond dans le présent un acte passé pour en faire une véritable actualité, une entrée par effraction et par réfraction dans le registre mémoriel d’anonymes d’alors et d’aujourd’hui. En acte, elle creuse donc un passage dans le temps entre passé et présent, un pont entre l’éphémère du moment et la fixation de l’image. L’image comme un choc, une décharge de peur, symbolique ou plus prosaïquement effrayante, une peur du vide. Par le vide en quelque sorte, Agnès Geoffray rhabille le réel en équarrissant ses stigmates ; hors du temps, hors-lieu, l’image ne retient que l’impuissance face au vide, la relation fatale d’attraction et d’accident entre le corps et le sol, entre le présent et l’histoire pour aboutir à une remise en perspective de l’histoire dans notre présent, voire de notre possible présence dans d’autres histoires.