Ai Weiwei — Galerie Max Hetzler
À la galerie Max Hetzler, Ai Weiwei revient en sobriété sur ses associations artistiques articulant histoire de l’art, présent des sociétés, géographies esthétiques et aliénation des libertés à travers une vingtaine de nouvelles pièces toujours aussi chargées de sens.
« Ai Weiwei — Marbre, Porcelaine, Lego », Galerie Max Hetzler du 12 juin au 7 août 2021. En savoir plus À l’aide de briques de Lego, Ai Weiwei figure tour à tour le drapeau de l’Arabie Saoudite et la reproduction d’une photographie de l’artiste se mettant en scène à la suite de l’image emblématique de la dépouille d’un enfant échouée sur la plage dans sa fuite d’une terre en guerre. Deux formes d’irruption de réalités locales érigées par la communication globalisée en symboles mondiaux immédiatement identifiables et dont les ramifications ne cessent de se développer. Si l’usage de la brique du Lego, autre élément devenu partie d’un vocabulaire universel, distribué de l’Asie aux Amériques, mobilise l’attrait de l’artiste pour l’accumulation d’éléments réduits pour figurer le monumental, il est une fois encore le vecteur d’une stratégie de répétition de la création à travers une forme de questionnement de sa reproduction, de son édification rendue possible à tous. Le tourbillon Ai Weiwei parvient, comme il nous y a habitués, à condenser le présent en autant de fragments possibles dont les rainures disent beaucoup de sa fragilité.Une fragilité à l’œuvre dans la multitude de menaces qui planent sur les candidats à l’exil, immortalisés ici sur des supports tout aussi délicats, les vases et assiettes réalisés à la manière de la porcelaine de l’époque Ming. Dans des fresques qui empruntent autant à l’Orient qu’à l’Occident, Ai Weiwei figure ce passage, humain cette fois, entre des cultures du rejet. Entre les conflits territoriaux qui poussent à l’exil et les menaces de forces de protection devenues remparts contre les hommes, la place de la justice se perd en un questionnement continu dont les réponses restent à inventer. Une réinterprétation minutieuse, simple comme un jeu d’enfant et solennelle comme l’histoire d’une civilisation, d’épopées personnelles virant souvent à l’universalité de la tragédie.
S’il y a évidemment un côté abrupt et marqué par une forme de pathos, le sujet peut difficilement appeler la nuance une fois le regard placé du côté de ceux qui font cette traversée et, derrière la frontalité de son usage d’icônes symboliques, Ai Weiwei sait également réactiver la figure de l’artiste passeur, chroniqueur de son temps immortalisant sur les modes d’expression à sa main. Ici les vases comme on pouvait disposer des amphores dans l’Antiquité, un présent gravé dans le temps aux allures de mythique épopée. Pour ne pas parler de tragédie classique tant les trajets du Seawatch, navire venant en aide aux personnes migrantes, matérialisés par les sinuosités de lignes répétées sur un fond bleu profond, s’apparentent à l’éternel recommencement de la charge de Sisyphe.
En contrepoint à cette salle principale de l’exposition, dont la générosité et l’épure font preuve d’une véritable recherche d’un ordre du monde définitivement perturbé, le luxe et les dorures du papier peint d’une petite pièce répètent en les stylisant des motifs à la gloire de la vidéosurveillance. Entre l’opulence de terres émergées dont les constructions se multiplient à la mesure du nombre de travailleurs immigrés décédés sur les chantiers, la course en avant des plus grandes fortunes du monde consacrant un budget pharaonique à leur protection et les gouvernements concentrant l’essentiel de leurs politiques publiques sur le développement des outils de surveillance de leur population, la somme des cibles de l’ironie fastueuse de ces motifs inspirés par le monde du luxe se noie dans la répétition. Reprenant son procédé de reproduction en marbre, le rouleau de papier toilette, dont la destinée durant les premières semaines de pandémie en firent un objet de convoitise aigu, vient mettre un point final à cette parodie d’un luxe incarcéré dans sa propre prison dorée, qui s’élargit subrepticement, par le viseur d’une caméra démultipliée à la manière d’une fleur sans pétale, à tous les pans de nos sociétés.
Agrippant ainsi avec malice et générosité les questions graves de vie et de mort auxquelles des populations entières sont confrontées chaque jour, pointant avec une ironie rageuse les impasses d’une société de la surveillance comme du repli sur soi, Ai Weiwei pose avec Marbre, porcelaine, Lego le cadre d’une réflexion plus ample encore qui met en jeu son rôle en tant qu’artiste. En première ligne pour recevoir une critique qui n’y verrait qu’une forme d’opportunisme, il relève pourtant avec courage le gant d’un affront incontestable lancé à la raison.
Si bien que, même si la question de sa portée peut légitimement être posée, son implication et sa médiation, par un jeu constant d’équilibre entre la frontalité d’un propos « à chaud » et la tension fragile entre objets d’histoire devenus symboles du luxe, témoignent d’un art en acte qui n’en finit pas de lutter avec sa propre suspension, son propre basculement.