Carambolages — Le Grand Palais
Avec Carambolages, le Grand Palais se fait fort de réinventer le parcours d’exposition. L’initiative, plus qu’excitante, ne tarde pourtant pas à montrer ses limites, faute de véritable réflexion, de recul et de confiance en une intelligence qui ne soit pas purement déductive et immédiate.
Et ce serait presque le cas avec un début de parcours qui nous projette de façon assez rêche dans un jeu qui, tant qu’il n’est pas démêlé, garde une mystérieuse efficacité. Face à des visions d’un art délirant, ces œuvres rares font bégayer l’histoire en traitant, pour nombre d’entre elles, du pouvoir même de représentation et de liberté d’une création plastique qui s’attaque à tout ce qui fait l’imaginaire, à ce qui fait l’humanité. Malheureusement, ces juxtapositions, après la promesse de premières rencontres jouissives ne servent qu’un dessein, faire émerger un signe commun pour mieux passer à la section suivante. Car la scénographie, difficilement supportable, voit se succéder des rangées qui s’apparentent à des linéaires sans âme où l’absence manifeste de jeu sur l’espace trahit l’invention folle de ces œuvres. Ligne après ligne, un même exercice de rapprochement qui ne fait progresser aucune visée générale et ne semble procéder d’aucune réflexion, même esquissée. Les œuvres se réduisent alors à de simples éléments épars d’un rébus abscons (car on est loin même de la poésie surréaliste du cadavre exquis) que l’on peine à suivre faute de véritable point de vue.
Un charme en trompe-l’œil qui, s’il nous expédie dans tous les coins et toutes les périodes du monde, étale plus qu’il ne donne. Une réalité d’autant plus amère que dès que la présentation sort de sa succession linéaire (une seule salle au début de la seconde partie du parcours), les embranchements gagnent en profondeur et les différentes utilisations de l’espace ouvrent le propos en figurant des rapprochements inattendus.
Alors, ce mélange des genres se fait pesant, mal maîtrisé et surtout pénible, inventaire sans doute plaisant à mettre en place mais qui glisse sur ses objets tout autant que sur ses cartels, expédiés dans des écrans qui nous laissent sur la touche en n’expliquant rien (c’est un parti-pris intéressant), mais surtout en n’inventant rien (c’est problématique). On peut bien entendu prêter crédit à la volonté assumée « d’échapper aux catégories », quand bien même cette acception semble réduire tout un pan de l’histoire de la pensée, mais cette gymnastique un peu vaine en fait resurgir une si étroite que l’exercice tient plus du logiciel de croisement d’images que de la véritable réflexion. D’une certaine manière, le Grand Palais invente l’app-exposition, le geste curatorial réduit à la capacité d’être réintégré dans un jeu vidéo sur téléphone et, ici, dans la tête d’un public dont on ne comprend guère comment l’institution le perçoit. Car ce principe d’analogie purement visuelle est, avant toute autre chose, une réduction de l’œuvre à son résultat, en oubliant ce que sa réalisation, son inscription dans un temps et un lieu donnés peuvent fournir non seulement comme clés de compréhension mais surtout comme pistes de réflexion à suivre pour continuer à faire marcher l’imaginaire et à appréhender, pour chacun, la possibilité d’inventer.
Sous prétexte donc de ludique, on enferme des œuvres dans des analogies si ouvertes et vagues qu’elles ne laissent transparaître que leur aspect aléatoire. D’une si belle initiative de repenser l’exposition, Carambolages prend le parti de l’absence et s’enferre dans une litanie satisfaite de ses propres ressemblances, aplatit toute pensée pour mieux justifier son manque d’investissement historique et un musée des curiosités intime et replié sur lui qui, sous couvert de la liberté du regard, ne laisse pas aux œuvres elles-mêmes le soin d’opérer leur émancipation de ces « catégories » si décriées.
On sort de l’exposition l’esprit lessivé par ces « points communs » qui échouent à faire émerger la qualité intrinsèque de nombreuses pièces présentées (qui, pour la plupart, n’en manquent pas) et forcé de constater que, de même que le parcours les dilue dans son jeu d’analogies troubles, elles s’effacent déjà, consommées à la va-vite, le temps d’un rapprochement hasardeux qui en aura dilapidé toutes les puissances possibles. On ne peut donc qu’encourager à parcourir Carambolages le cerveau aux aguets, de la même manière que dans une immense foire d’art, non pas pour se prêter au jeu simpliste qui a présidé à sa création mais pour prendre note et se laisser happer par les trouvailles merveilleuses qui en ornent les cimaises, pour chercher par la suite à en savoir plus et pour laisser les œuvres s’exprimer dans ce qu’elles ont de plus fort, leur pouvoir d’invention radical.