Le Sens de la peine à La Terrasse de Nanterre — Entretien avec Barbara Polla
La Terrasse, espace d’art contemporain de Nanterre accueille jusqu’au 28 mai une exposition ambitieuse imaginée par Barbara Polla, commissaire d’exposition aux multiples facettes (écrivain, médecin, ex-députée et directrice de la galerie Analix Forever de Genève), Le Sens de la peine.
Guillaume Benoit : Pourriez-vous revenir sur le titre de l’exposition ? En quel sens doit-on comprendre ce travail autour de la prison ?
Barbara Polla : Le titre de l’exposition, Le Sens de la peine, fait écho au titre d’un livre que Nicolas Frize, qui travaille régulièrement dans les prisons, a publié en 2004 (éditions Léo Scheer). L’idée ici est d’essayer d’universaliser le propos. Faire une exposition sur la prison, ce n’est pas parler uniquement à des gens qui savent ce qu’est la prison mais s’interroger sur ces questions : Qui laisse construire la prison ? C’est nous. Qui aime l’existence des prisons, leur multiplication ? Le fait que nous construisions des prisons, que nous mettions des gens en prison, le fait que cela semble nous plaire, cela dépasse la pure question du pénitentiaire.
On sort donc du simple projet pédagogique ?
Bien sûr, l’exposition vise à sensibiliser à la notion de la prison, mais surtout à atteindre chacun à travers l’émotion. Pour cela, il ne faut pas trop verser dans la pédagogie, mais parler à chacun des prisons de chacun. Par rapport à cela, on a une pièce extrêmement éloquente, Le Cercle de la vie. Elle expose notre vie comme emprisonnée dans un cercle. Le fœtus, le bébé, le nourrisson, le jeune garçon, jusqu’au vieillard qui se recourbe vers la terre et le squelette. Cet espace-là c’est notre prison à chacun, c’est la condition humaine. On peut mourir jeune — alors le cercle est plus petit — mais on ne peut sortir de ce cercle.
Une façon d’ouvrir la question de la prison à notre propre condition ?
Les prisons, nous les construisons dans nos cerveaux. Tous les murs les plus solides, les murs les plus terribles, sont construits dans nos cerveaux. La première œuvre présentée introduit l’idée des prisons mentales, des prisons sociales, la prison du corps, la prison du genre. Maro Michalakakos représente par cette pièce Hélène de Troie et évoque une sorte d’emprisonnement immémorial des femmes dans leur beauté et cette idée qu’on emprisonne les femmes dans leur beauté et qu’on les en culpabilise. Par l’intermédiaire de cette pièce, l’artiste libère Hélène et fait en sorte qu’elle puisse vivre ses désirs. La notion de prison symbolique se retrouve dans la sculpture de Céline Cadaureille qui parle du corps et comprend selon moi un élément de folie. La prison est évoquée à travers ce corps très lourd, duquel sort un liquide peut-être nourricier. Aussi, l’artiste prend au pied de la lettre l’expression Le Sens de la peine, l’idée de purger sa peine. La prison est là pour purger sa peine, et Céline réalise une sorte de purge avec ces entonnoirs qui font passer à travers ce corps un liquide solidifié dont on ne sait s’il purifie, s’il purge. C’est une figure ancestrale, avec en plus cette fleur de porcelaine sur l’épaule qui amène quelque chose de l’oxymoron. L’oxymoron est d’ailleurs un élément très présent d’ailleurs dans l’exposition, entre emprisonnement et liberté, entre la vie et la mort. Pour moi qui suis médecin, l’idée de confronter la mort et la vie est passionnante, comme dans Le Cercle de la vie ou comme dans la vidéo de Frank Smith, la mort extrêmement violente du condamné et la vie qui continue.
Il est question aussi de notre identité…
C’est essentiel chez mounir fatmi, cela correspond à l’ensemble de son travail. La prison qu’il ressent est celle de l’endroit où nous sommes nés, la peau que nous habitons ou la religion et la culture qui nous accompagnent. Il touche en effet à la prison de l’identité et, comme il le montre, avoir une étiquette, que ce soit une étoile jaune ou bien son nom en arabe sur la peau, c’est littéralement signer cette idée d’enfermement par l’identité. Le fil rouge de son travail n’est surtout pas de renier la culture mais d’opérer une « transculturalité », d’ouvrir les barrières de l’identité pour accueillir non pas la culture mais les cultures.
Ce n’est pas votre première exposition au sujet de la prison, qu’est-ce qui vous lie à cette thématique ?
C’est une longue histoire. J’ai fait plusieurs expositions autour des thèmes art et prison. Il y a eu L’Ennemi public, ensuite j’ai fait à Genève _Ten Years in Jail_ puis _Prison_ ensuite au château des Adhémar une exposition qui s’appelait La Belle Échappée avec certains des artistes présentés, c’est une problématique qui évolue à chaque fois.
Peut-on qualifier Le Sens de la peine d’exposition politique ?
Oui mais pas seulement, elle est à la fois poétique et politique. Lorsque j’étais élue députée en Suisse, j’ai travaillé sur le thème de la prison avec des échecs majeurs, notamment contre la perpétuité en Suisse et j’ai perdu. Aujourd’hui, d’une certaine façon, je fais de la politique avec l’art. Pour que cela fonctionne, il faut alors que la politique soit poétique. Ce n’est pas une exposition qui se veut élitiste ou socioculturelle mais au contraire un projet plus large, auquel on donne les moyens de pouvoir parler. La Petite Roquette de Laure Tixier, qui imprime au sol le plan d’une prison pour mineurs avec la colonne au milieu de l’espace qui fonctionne comme un panoptique, et qui permet aux enfants un ressenti physique exceptionnel, il y a une vraie perception de ce que peut représenter la prison. Car nous souhaitons accueillir ici des enfants, qui sont très sensibles au côté poétique des choses, plus qu’au côté didactique ou pédagogique. C’est d’ailleurs une des façons de faire passer le côté didactique qu’emprunter une voie poétique.
Avec l’accent mis sur l’architecture, la perspective du panoptique se trouve renversée, on se retrouve de l’extérieur à être observé par ces structures dont on est responsable, créées pour et par nous ?
Oui, et c’est notamment ce que nous montre le photographe James Casebere, qui a beaucoup travaillé sur la photographie de prison. Il nous propose ici par exemple une photographie, Maghreb, avec des éclairages extraordinaires, d’une solitude poignante, cela ressemblerait presque à un couvent. Ce qui est formidable c’est que ces photographies sont réalisées au sein de son atelier, il construit lui-même toutes les architectures qu’il photographie. Cette idée de photographier ces espaces immenses sur des maquettes ajoute une dimension d’enfermement de l’artiste lui-même, prisonnier de son atelier, de son travail. La réflexion de Michel Foucault est également très présente avec cette idée de l’absence du corps et de sa présence uniquement lorsqu’on le surveille, comme dans la vidéo d’Ali Kazma.
Une ambiguïté constante dans l’exposition qui laisse aussi voir un message d’espoir ?
C’est le cas d’abord avec la seconde œuvre de mounir fatmi, un travail fait au Maroc, dans une prison désormais abandonnée. Les plantes recouvrent l’oculus, l’ouverture par laquelle la lumière arrivait dans la prison. Cette nature qui reprend le dessus sur l’enfermement et qui sort de la prison montre un magnifique message d’espoir. Jhafis Quintero, lui, a passé dix ans en prison où il est devenu artiste et a ensuite exposé à la biennale de Venise. Cela donne une idée du rôle que l’art peut avoir dans la réhabilitation d’un prisonnier. Cette série s’appelle Ten Years in Jail, ce sont dix vidéos, courtes comme des haïkus, chacune parle d’une sensation physique particulière ressentie en prison, la méfiance, la lumière, le confinement de l’espace, le temps, l’impossibilité de communiquer, le fait d’être sans fin obligé de tourner en rond.
Par rapport à votre cheminement dans toutes ces expositions, comment voyez-vous celle-ci ?
Cette exposition tient du work in progress, ce n’est pas une fin, mais une étape dans une série d’expositions qui va se poursuivre. Mais c’est une étape importante à plusieurs égards. D’abord, je pense que c’est une exposition que je ressens comme très complète. Plus encore, elle s’intègre à la vie d’une cité, la ville de Nanterre (dont la maison d’arrêt sera liée aux événements organisés tout au long de la durée d’exposition, ndlr), qui dégage un sens de l’utopie au concret qui est incroyable ; Nanterre a par exemple accueilli un artiste pour qu’il produise une œuvre pour l’exposition. Mais au-delà de l’exposition même, il y a un engagement socioculturel commun. Le 12 mai, nous organisons un grand colloque qui débouchera sur une publication. Je sens tout un fourmillement de choses qui se passent, dans les différentes étapes de l’exposition, une impression d’être vraiment intégrée dans une communauté beaucoup plus large c’est la première fois que ça m’arrive, une telle écoute de la ville.