Chantal Akerman — La Ferme du Buisson
Du 19 novembre au 19 février, la Ferme du Buisson présente une exposition de la cinéaste protéiforme Chantal Akerman, imaginée avec l’artiste avant sa disparition en 2015. Véritable projet artistique, Maniac Shadows réunit des pièces cruciales qui témoignent de la pertinence et de la profondeur de son œuvre.
Le parcours débute avec une création radiophonique réalisée en 2004, Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide. Contrepoint initial délicieux, cette œuvre traitant d’un objet essentiel de sa démarche, ne comporte aucune image. Autour d’un artefact invisible, le journal intime de sa grand-mère, Chantal Akerman questionne sa mère, entretient le fil de souvenirs qui se lient, s’écartent et se rejoignent dans une polyphonie de temps : trois générations de femmes se confrontent au monde avec pour fil conducteur cette phrase qui ouvre le journal et fait résonner la force de sa simplicité : « Je suis une femme ! ». Le journal devient le seul allié de celle-ci, le dépositaire d’un acte de création en miroir qui ne manque pas d’évoquer le miroir que nous tend Chantal Akerman dans toute son œuvre, aussi bien reflet de son existence que prisme à travers lequel contempler nos propres conditions. Autour de la pièce principale gravitent ainsi deux courts-métrages méconnus de jeunesse, Saute ma ville et La Chambre, qui nous plongent directement dans son intimité et dévoilent déjà des pans fondamentaux de la réflexion qui hanteront ses recherches plastiques.
Radicale et jouissive, sa première expérience de cinéaste présente une réalisatrice qui habite littéralement son film, y chante, danse et « performe » un numéro grave. Espiègle et joueuse, appliquée et sérieuse, Chantal Akerman mène ce premier court-métrage (elle n’a alors pas dix-huit ans) avec l’énergie de l’urgence, s’y emploie à un rituel terrible d’auto-destruction qui passera par une dévastation des tâches de la vie quotidienne et particulièrement celles qui incombent aux femmes dans la société bourgeoise. Entre légèreté enfantine, bravade festive contre la société et terreur du poids de la vie, Saute ma ville dessine une synthèse foudroyante d’une vie de cinéma qui devra s’inventer et se nourrir de la contradiction qu’elle porte en elle.
La Chambre présente quant à elle, un dispositif qui fait pivoter la caméra autour d’un axe central, d’abord en cercles réguliers puis par à-coups. Une lente déambulation dit toute la vie des objets d’une chambre parcourue par l’objectif d’un mouvement lent et sensuel prolongé par la pose tantôt lascive, tantôt songeuse de la cinéaste dans son lit. Lieu de vie (à l’image de la vaisselle dans l’évier) et lieu hanté (meubles en bois abîmés), une cohabitation riche qu’entremêle ce regard circulaire, cette boucle du temps et de l’espace. L’artiste essaye-t-elle alors de s’endormir, laisse-t-elle divaguer son esprit à travers la pièce comme on cherche à trouver le sommeil, à s’accrocher à un souvenir délicat qui ancrerait son attention et la sortirait enfin de l’impasse ? Emane alors un vide existentiel que, loin de combler, elle installe au sein d’un monde lourd de sens et de sa présence. Et la boucle repart dans l’autre sens, le cercle se grippe, revient encore sur lui-même. Le mécanisme a-t-il atteint ses limites ou le détourne-t-elle sciemment ? De la sorte, La Chambre est déjà une question d’enfermement, de fatigue psychologique, épuisement moral qui fait écho à l’épuisement du sujet, à ce que l’environnement immédiat à à dire, ce que l’artiste peut lui faire dire, lentement, égrenant chaque seconde de cette expérience. Véritable démonstration de l’ampleur du geste artistique de Chantal Akerman, La Chambre nous confronte à l’invention de sa propre voie dans la fiction, intime et plurielle.
Une pluralité à l’œuvre au cœur de l’installation principale qui donne son titre à l’exposition. Tandis qu’une vidéo au centre du dispositif voit Chantal Akerman lire les premières pages de son roman Ma mère rit, un espace diffuse des séquences sur trois écrans et un autre présente un mur de photographies. Trois lignes temporelles percluses de leurs propres interférences ; Chantal Akerman lit un texte « en train » d’être écrit et renvoyant à une temporalité révolue, celle de sa mère, que son geste fait perdurer et persister dans le présent. L’installation vidéo, elle, projette sur l’écran central des images de lieux habités par l’artiste, les confrontant à des ombres indéterminées qui s’étiolent et semblent couvrir ces souvenirs d’une chape lourde de sens, à la manière de la biographie maternelle, qui continue de résonner dans l’espace. Images en suspens, images fixes et images mouvement, vies publiques et intimités plurielles se croisent dans ce triptyque hypnotisé qui opère la dissolution des frontières entre intérieur et extérieur pour évoquer les souvenirs comme autant de spectres en mouvement, inattendus et que l’artiste ne cesse de traquer. Dans ce théâtre d’ombres et de lumières émerge pourtant un troisième temps qui fige ces lieux explorés dans une accumulation de photographies. Espaces aveugles ou perspectives borgnes, ces images nous projettent « entre » les moments, entre les prises, au creux de ce que seule l’habitude dévoile ; des angles que l’on ne perçoit que lorsqu’on habite véritablement un lieu.
Cette exposition, d’une beauté et d’une profondeur poignantes parvient ainsi à révéler la force de partage de Chantal Akerman aussi bien que cette intimité qu’elle nous a ouvert, démultipliant les unités de lieu et de temps en sorte que leur disparition ou leur confusion devienne le propos même de l’œuvre. C’est alors peut-être le dernier paradoxe qui fait toute la beauté de cette exposition où l’artiste, à son tour, habite chaque élément présenté et hante de sa présence l’insupportable absence qu’elle a laissée.