Marc Desgrandchamps — Galerie Lelong
Pour cette première exposition à la galerie Lelong, Marc Desgrandchamps a produit une quinzaine de toiles qui percent dans les cimaises de la galerie des fenêtres sur un extérieur, un ailleurs dont le charme symbolique laisse vite place à une interrogation plus profonde, aux confins de l’expérience métaphysique. Avec une nouvelle série inédite, Soudain hier, ce peintre majeur de la scène française poursuit l’élaboration d’un monde d’une beauté vénéneuse. Sous un ciel bleu incandescent, les figures et objets vaquent à une vie secrète que le peintre capture, instantanée et inéxorablement fugace.
Au fantasme de la vision synthétique du monde, Desgrandchamps semble poser les bases d’un monde synthétique, recréé de toutes pièces avec des éléments artificiels. Un monde donc, avec ce qu’il comporte de mouvant, d’imprévisible et d’infini. Dans sa peinture s’opère un hiatus bouleversant tout à la fois l’ordre, le rapport au monde et sa perception même, entre la fidélité à la réalité (les formes dessinées, bien qu’objets de puissantes transformations, sidèrent par leur évidence plastique et leur capacité d’évocation) et l’incertitude de ces êtres éthérés, comme en suspens au cœur d’un paysage qui les précède et leur survivra. À la manière du temps de pose prolongé dans la photographie, les figures humaines laissent plus ou moins transparaître le décor qui les accueille, lui donnant une vie propre et insistant sur sa survivance.
La prégnance de l’espace naît en réalité d’un bouleversement fondamental de la perception que contribue à révéler en profondeur l’exploration de Desgrandchamps ; la peinture comme rapport au temps. Plus que jamais peut-être au travers de cette nouvelle série, les gestes, situations, disparitions ou paralysie affirmés de ses sujets sont des « amorces » plus que des ancres. Chacun tient en lui l’indécision de son futur comme de son passé. Rien ici ne « va de soi », le sens devient une énigme qui invite le témoin à épouser les mouvements, les circonvolutions de la lumière, la fragmentation en épaisses coulures de la peinture et à s’immobiliser à son tour pour mieux se perdre face à ces lignes de fuite qui heurtent. De même que Georges Bataille, dans son Expérience intérieure, « oppose la poésie à l’expérience du possible. Il s’agit moins de contemplation que de déchirement » dans la peinture de Desgrandchamps.
Ce déchirement, c’est probablement la sensation de notre dépassement par une amorce qui ne se perçoit d’ordinaire pas, dont le peintre tente de s’emparer pour y faire resurgir ce que l’on n’y pouvait voir. Recréer en acte le monde pour donner à voir ce qu’il cache ; d’où le très stimulant titre de l’exposition, Soudain hier qui nous place au seuil d’un paradoxe temporel du surgissement du passé, comme érigé brusquement devant nous. Alors même que ses sujets, pour beaucoup, nous tournent le dos ou semblent vaquer à leurs occupations. Jusqu’au regard final du dernier triptyque où, oscillant entre un accueil attentionné et un froid dédain, une femme nous fait face et nous dévisage d’un regard aveugle, les mains jointes autour d’un objet, comme une offrande, comme un secret qui nous contemple.
Un paradoxe que vient approfondir la proximité de ces sujets avec des idoles comme « déposées-là » sur un plan imaginaire dont le peintre serait démiurge. Mais ces figures féminines peuvent apparaître comme autant de spectres intrigants occupés à des tâches tout à fait humaines et simples, des idoles en quelque sorte bien réelles. Des morceaux d’êtres qui, pour reprendre la notion heideggerienne d’être-jeté-là, seraient constamment en train de naître, expérimentant et laissant faire l’expérience de leur existence toujours renouvelée, irréductible à une fixation. Indiciblement, Soudain hier fait naître une succession de problématiques qui touchent au cœur de la pratique picturale de Desgrandchamps et, partant, à l’infinie abime de réflexion que creuse la peinture.