Cy Twombly — Centre Pompidou
Première rétrospective complète de l’artiste en France, l’exposition organisée au Centre Pompidou est avant tout un événement et un hommage fort attendu à l’un des derniers maîtres de la peinture de XXe siècle.
Le parcours proposé par le Centre Pompidou, s’il peut paraître timide au premier abord avec le choix d’une présentation chronologique, révèle rapidement sa finesse en ce qu’il se déleste de toute facilité et montre un artiste brut avec un dégagement et une complexité qui lui rendent justice. Âpre et rugueuse, sensible et séduisante, la peinture de Twombly reste un drame qu’il nous appartient de nous approprier et dont on ne peut mesurer l’impact qu’elle continuera d’exercer sur la création à venir. Tantôt précoce et avant-gardiste, tantôt amarrée à la tradition et à contretemps d’un présent qui ne l’attend pas, elle oscille sans jamais sombrer et, avec pudeur, l’exposition s’interdit toute classification définitive, quitte à prendre le risque de ne pas faciliter sa rencontre. Elle demande en cela un effort salutaire tant certaines œuvres peuvent laisser circonspect, en appelant à un examen minutieux et à une remise en cause du statut même de la peinture. Sans tomber dans le démonstratif ou l’esthétique à tout crin, elle démontre la cohérence de la démarche de Twombly, l’unité à rebours de l’uniformité.
Car avant de prendre à bras le corps la tradition picturale, Cy Twombly est un amateur éclairé, heureux d’aller retrouver le geste originel de la représentation, se confronter à l’origine même de l’acte créateur. Ses premières toiles sont ainsi déjà habitées de références, des souvenirs et des images qui hantent le jeune Twombly à peine revenu d’un périple en Europe et en Afrique du Nord. Dans le dépouillement de ce blanc émerge la matière, les retraits et les empâtements de gestes picturaux nouveaux, d’un rapport charnel à la peinture qui donne son aspect viscéral à la composition. La réinvention se joue ainsi dans une sobriété éclatante que le temps enrichira ; un mouvement inattendu qui dit toute l’énergie presque ascétique d’un peintre qui fera évoluer sa pratique avec une intelligence formidable.
C’est le cas avec l’une des séries les plus emblématiques et les plus foudroyantes de l’artiste, consacrée à Commode, l’empereur romain réputé pour sa cruauté. En pleine période de doute et d’effroi après l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, Twombly va offrir une multitude d’images comme autant de portraits mentaux d’une psyché malade de sa propre violence. Entre un organe déliré et un mystérieux symbole accompagné de signes injectant au sein de ces compositions une troublante forme de rationalité, Twombly dessine une variation somptueuse dont l’efficacité esthétique ne fera pourtant pas l’unanimité lors de sa première présentation. Les sujets historiques et mythologiques deviendront malgré tout des thèmes récurrents dans son œuvre, on y croisera Eros et Thanathos, Bacchus, mais aussi une lecture très personnelle de L’Iliade, qui donnera encore à Cy Twombly l’occasion d’explorer les interactions de la peinture et de la graphie.
Un parcours définitivement singulier dans l’histoire de l’art, presque parallèle, qui rencontre son époque, flirte avec elle et s’en émancipe. À l’image de sa réaction, sublime, à l’essor du minimalisme qui verra l’artiste remettre en question sa pratique et s’engager dans l’expérimentation avec une série réalisée dans la seconde moitié des années 60, présentée dans l’exposition. Un choc sombre qui s’empare et prolonge ses recherches autour d’outils rationnels de l’industrie avec ces lignes droites qui délimitent des schémas techniques répétés. De même, dans la dernière partie de sa vie d’artiste, la couleur prend tous ses droits et s’empare des toiles pour offrir des compositions éclatantes qu’amorcent les trois merveilleuses toiles Bassano in Teverina (1985) qui illustrent ses recherches autour de la couleur avec un vert profond, abyssal et semblent mimer les parois d’une colline, une montagne idéale et verdoyante tout autant qu’elles s’émancipent encore de la tradition en adoptant un cadre à la forme particulière. Le parcours se fait alors explosion de nuances, de sens et laisse s’installer une incertitude qui pénètre le champ du végétal, la couleur devenant une force vive et marquante qui fait vibrer la lumière et invente ses propres paysages, sa faune et sa flore.
Jusque dans ses sculptures, présentées en parallèle, Twombly questionnera la peinture pour y voir le matériau même de l’objet, disant de celle-ci qu’elle est son « marbre ». C’est peut-être alors dans les interstices de sa pratique artistique qu’il se révèle un véritable maître, dans les débordements et les déviations successives de ses intérêts, il atteint l’inattendu en mettant en cause ses propres habitudes. À l’image de ses références littéraires épousant la tradition (antique, romaine et moderne) ou prenant des chemins de traverse avec des figures inattendues.
Un torrent tour à tour familier et singulier, tout comme ce qui se passe sous la couche du visible de ses œuvres, ces amas perforés qui laissent mugir le souffle d’un séisme intérieur, des peintures comme des plaques tectoniques dont on perçoit aujourd’hui encore les vibrations sourdes gronder. D’un geste assuré et grave, avec une audace et un génie rares, Cy Twombly aura fait trembler le monde en y inventant une matière lourde d’histoire, de sentiment et de force.