Philippe Cognée — Galerie Daniel Templon
Première exposition de l’artiste à la galerie Daniel Templon depuis quatre ans, le temps a semblé long sans que l’artiste n’ait montré de nouvelles séries. C’est donc avec une joie non feinte que l’on retrouve cet artiste qui ne cesse de faire coïncider, en évitant l’écueil du symbolisme, sa pratique picturale à un engagement conceptuel concret et passionnant à la marge de nos sociétés. Une cohérence qui force l’admiration et le respect.
Dans cette nouvelle série constituée de grandes toiles aux formats similaires, les foules se font corps, nuées qui se perdent en mouvements et en fixations. Pourtant, des lignes de force parcourent ces Crowds qui structurent chacune des compositions en offrant des assises à un motif qui dépasse. La force du collectif devient alors centrifuge, agitant autour d’un noyau des courants de tension qui semblent comme magnétisés à différents pôles. Les formes se disloquent, s’effacent et s’emmêlent sur ces territoires immenses où errent les êtres condamnés à progresser, à persévérer. Qu’il s’agisse en effet d’occupation ou de marche, le regroupement n’est jamais immobile. Philippe Cognée rend le souffle, la respiration de toutes ces singularités qui sont toujours mouvantes, insaisissables et en cela constituent une force qu’il ne suffit pas d’arrêter, ou qu’arrêter n’annule pas, qu’il convient donc d’entendre, de voir et d’accompagner.
Effaçant et révélant tour à tour les silhouettes enfermées dans ces masses humaines, les mouvements qui les parcourent donnent le tournis et scandent des embardées, des mécaniques de corps qui rythment leurs interactions, suivent des inflexions qui, comme dans chaque mouvement de foule, semblent obéir à une nécessité extérieure, quand leur raison d’être même procède du besoin de vivre ou de revendiquer ce droit. La succession de ces figures, instantanés de forces aléatoires dirigées par la nécessité, imprime à l’exposition une dynamique presque musicale qui fait de chaque toile une variation des corps, un bourdonnement comme sombre écho d’une réalité dont les notes funèbres nous parviennent enfin. Vibrante, la masse semble traversée des dangers qu’elle encourt, toujours sous la menace de la saturation.
De l’abstraction initiale, l’examen révèle une stupéfiante figuration, une somme qui cache en son sein des chairs anonymes mais bien perceptibles et dont la condition, la situation, laissent définitivement sentir la présence. C’est encore une fois, à la suite de ses représenations urbaines, un sujet simple, presque banal, où le cadre et la perspective sont plus importants que la composition. Le peintre porte encore son attention sur un sujet à la frontière de la peinture, lui qui s’est toujours plu à faire de notre quotidien industrialisé le paysage sobre et majestueux d’un rêve inquiétant. Banlieues, supermarchés, gratte-ciel anonymes, fragments de vue satellite, Philippe Cognée regarde ce que l’on ne voit plus, soulignant, à travers la simplicité, la magie folle du progrès et rappelait les trésors d’ingéniosité nécessaires à son avènement, pour le pire et le meilleur. Ce même progrès où nouveaux moyens de consommation et industrialisation redéfinissent la géographie humaine à travers des exodes consentis ou subis.
Il fait en quelque sorte « réadvenir » la réalité, à l’image de ces foules dont il dégage la force essentielle. Ainsi, bien plutôt que la dépasser, sa peinture creuse dans la réalité le sillon à travers lequel se meut un prisme qui, en la déformant à l’infini et de façon aléatoire applique sur elle le filtre essentiel de sa complexité et de son impossible unicité. Soumettant sa peinture à un traitement secondaire qui vient chauffer les nuances et faire fondre les frontières de la couleur, Philippe Cognée laisse une part importante à l’aléatoire, offrant un écho concret à l’ordre imprévisible du réel.
Un piège qui nous renvoie à notre propre regard, bien trop capable de s’abstraire de son monde pour ne pas s’y confronter. C’est alors la question de l’absence à soi, de la perte de l’identité dans la foule qui se fait jour. Ces figures bien présentes sont diluées dans une multitude qui les prive de commisération et du regard singulier. La foule qui existe, qui revendique un droit ou simplement son existence porte en elle l’absence de sens hors la direction que tous suivent, qui leur est imposée. Crowds offre alors une perspective singulière sur la peur engendrée par cette réunion massive, sans nom et qui trahit, plus que le danger, l’erreur fondamentale de n’avoir pas su comprendre au préalable les défis (quand il ne s’agit pas d’atrocités) auxquels sont confrontés ces individus. Philippe Cognée joue de l’ambiguïté de ce regard, d’une inquiétante tension vers l’inconnu tout autant que de la méfiance presque spontanée face à ce que la société organisée et hiérarchisée, par définition, redoute, ce surplus d’êtres qui menace le sien.
En contrepoint à cette présentation, le second espace de la galerie voit l’artiste décliner une superbe série de constructions architecturales évoquant directement la Tour de Babel et autres bâtiments monumentaux. Parallèle symbolique de taille à ces foules entassées, ces architectures grandioses portent elles aussi, dans leur existence, les conditions de leur destruction, vouées à égaler la grandeur d’un ordre que leurs créateurs ne comprenaient pas. Dépouillées de toute figure humaine, elles offrent un spectacle saisissant d’une volonté de puissance tout autant qu’elles renvoient aux souvenirs d’enfance du peintre qui taquinait les termitières aux formes analogues pour en faire fuir les habitantes. La série, splendide, renvoie aux œuvres précédentes de l’artiste et prolonge en un écho confondant ces Crowds audacieuses et surprenantes.
L’attention, la précision et la fabuleuse réussite de chaque composition de ce parcours tranche ainsi avec l’effet d’ensemble qui noie la singularité pour dessiner des fresques humaines en mouvement à perte de vue et rencontre de manière sidérante l’actualité de l’humanité. Une fois encore, Philippe Cognée parvient à instiller dans ses œuvres une vie interne qui les déborde, comme travaillées par une lutte intestine entre la toile et le matériau peinture ; cette tension est l’une des plus à même de rendre à leur sujet sa complexité et sa profondeur, donc à en élargir le spectre. Derrière leur aspect aléatoire de prime abord point une respiration insoupçonnée, une réalité concrète comme redoublée par la vibration existentielle de leur représentation. Et, du hasard de la rencontre du peintre avec son sujet, naît, à travers le processus de création, sa véritable nécessité.