Clotilde Jiménez — Galerie Mariane Ibrahim
La galerie Mariane Ibrahim accueille pour sa première exposition parisienne l’artiste Clotilde Jiménez, né aux Etats-Unis en 1990 et vivant à Mexico City qui déploie un vocabulaire pictural oscillant entre outrance et infinie préciosité comme pour mieux figurer les frontières de ce nouveau monde qui donne son titre à la présentation. Dans cet ensemble d’une tranquille sérénité malgré la pesanteur palpable de sentiments se dévoile la force durable d’un artiste qui invente des propres codes en témoignant d’un amour contagieux pour la matière image et pour l’histoire de l’art et des représentations.
Usant d’une esthétique de la gaudriole, puisant dans l’histoire de l’art des courbes expressives qui sont autant de mises en scène de corps empêtrés dans des pièges grotesques, Clotilde Jiménez déploie son art du portrait comme on empilerait les allégories. Dressant un piège habile au regard, il contourne le réalisme pour opérer un détour vers une définition bien concrète de la gravité où le corps libérés des contraintes de l’apesanteur se voient tantôt prolonger, tantôt transpercer par ses interventions au fusain.
Techniquement, les compositions méthodiques, la structuration des regards et la part belle laissée au vide par opposition aux espaces saturés de motifs évoquant la sérigraphie (quand il ne s’agit pas directement de tissus) ne manquent pas de produire un effet immédiatement séduisant. L’artiste nous noie sous les jeux d’épaisseur, n’hésitant pas à laisser apparaître les ombres mais aussi les vides. Le fusain recouvre autant qu’il souligne la vie de son support, accentuant l’étrangeté bizarrerie de ces rencontres de fragments issus d’univers esthétiques éloignés. Leur oscillation entre naïveté et réalisme, leur strabisme constitutif fait de chaque figure une icône en puissance charriée par une multitude de sentiments et d’abord celui de notre propre stupeur. À l’image par exemple de son très bel autoportrait, Tête à la fleur qui, dans sa composition fait ressortir la magie d’une ligne qui change la structure totale du propos ; d’un simple trait figurant la ligne d’épaule, le visage glisse de son apparent statut de sculpture iconique à une affirmation d’un corps hors-champ qui bruisse de son absence.
Et c’est précisément cet éloignement du cadre qui anime l’artiste, s’attachant par sa peinture à rendre compte d’identités et d’histoires éloignées du cadre des représentations communes. En réinventant les codes esthétiques de narrations qui rejoignent l’histoire de l’art, Jiménez tire à sa manière la couverture de récits séculaires sur tous ceux qui en ont été écartés. Les histoires qu’il nous narre mettent ainsi en scène des êtres polymorphes aux critères mouvants. C’est là alors toute la force d’un œuvre aussi familier qu’étrangement toujours débordant du cadre ; plutôt que d’inverser le rapport de domination, il puise dans les expériences de personnes marginalisées et dans son lien viscéral à l’identité queer la plasticité de récits refusant d’exclure à nouveau. Suivant alors l’esprit plus que la lettre, il fait de la mise au ban la position préférentielle pour inventer des histoires de marge dans lesquelles se débattent une infinité d’éléments, ceux-là mêmes qui ne pouvaient cohabiter jusqu’alors et dont la rencontre constitue la condition de fabrication d’un nouveau monde.
Le miroir et le rapport à soi, ouvertement abordés lorsqu’il évoque sa volonté de « conter des histoires pour des gens qui lui ressemblent » a vite fait, à travers la puissance esthétique de son invention, de se muer en fenêtre jouissive sur un univers où ce qui se ressemble, ce qui se reproduit (les fragments détournés de photographies, les motifs existants glanés çà et là), devient la zone d’indifférenciation capable d’accueillir et de figurer toutes les dissonances pour témoigner de leur lien fondamental. Il y a alors quelque chose du jeu, quelque chose de moins explosif qu’attendu dans cette exposition, une atmosphère de sérénité, la pêche sur les eaux calmes d’un lac, en couple, à la recherche d’un trésor ou, à tout le moins, d’un moment de tranquillité.
Après son exposition emblématique, The Contest, mettant en scène la figure du boxeur et bodybuilder que son père était dans une variation bigarrée, intersexuée et sensible, à travers les grandes striures de fusain, les morsures de ciseaux et les pans entiers de découpes nettes, on attendait l’artiste explosif ; on trouve un ensemble apaisé, un voyage certes ouvert mais plein de promesse, doux comme une succession de légendes où les monstres et les héros partagent un même flegme, une même douce apathie. L’eau, au centre de cette présentation, paysage et actrice de saynètes qui embrasse les personnages, fait trembler l’horizon pour nous annoncer la naissance de ce nouveau monde ; convoquant les Odyssées mais aussi tous les mythes autour de l’océan, de ses méandres et de ses possibles vies secrètes, hors-champ elles aussi.
Dans cette esthétique de l’emprunt, de l’ajout et de la découpe, c’est ainsi le portrait d’un monde possible que ses personnages figurent, complétant à chaque fois le puzzle immense d’une tâche encore à défricher qui trouve dans cette exposition une très belle esquisse.