Entretien — Mathieu Mercier
Rencontre avec Mathieu Mercier pour sa nouvelle exposition au Crédac d’Ivry où l’on découvre un couple d’axolotls — ces animaux vivant toute leur vie à l’état larvaire — dans un large vivarium, une scène de rue insolite au détour de quelques compositions sur podiums en Corian. L’artiste nous explique ses dernières productions et son attraction pour le formalisme.
Timothée Chaillou : Pourrais-tu nous parler de ta série d’objets scannés ?
« Mathieu Mercier — Sublimations », Le Crédac, Centre d’art contemporain d’Ivry du 20 janvier au 25 mars 2012. En savoir plus Mathieu Mercier : Le désir de travailler avec un scanner pour pouvoir confronter différentes choses « à plat » était un point de départ extrêmement intuitif. Lors d’une résidence à Copenhague, j’ai eu l’occasion de travailler pendant un mois avec un matériel très performant. Toutes les conditions étaient réunies pour cette expérimentation : le temps et l’outil.Le plan arrière des objets présentés est le « fond » de ce scanner.
En effet, et même si l’on voit le « fond » du scan, il ne s’agit pas d’une mise en scène, mais bien d’une participation de l’ensemble du processus de production. Ce scanner est habituellement utilisé pour les transparents. Le modèle que j’utilise est plus particulièrement réservé à la radiographie dans le domaine médical. La machine opère un balayage « double », c’est-à-dire au-dessus et en dessous du document. J’aurais pu travailler avec un scanner classique mais là, ce qui était intéressant, c’était de donner du volume à l’ensemble de l’image, là où il y en a peu. De plus, l’outil fait partie de l’image, ce qui accentue sa dimension mécanique en révélant tout du processus de fabrication, me permettant de travailler autour des différentes lectures de l’image. On est dans une relation où les choses ont l’apparence d’être référencées à la fois dans l’abstraction (des plans de couleurs, des formes géométriques) et dans celui de la figuration, avec les fleurs, par exemple.
Kelley Walker considère cette machine comme « un outil qui scanne tout, sans discernement entre une image imprimée sur une page de 1970 ou un objet de 1989. Le scanner ne fait pas de jugement et scanne tout et n’importe quoi de la même façon ». Cette notion égalitaire est-elle importante pour toi ?
Oui, mais pas pour confronter des documents sur un même niveau. Ce qui est intéressant avec le scanner, c’est que, contrairement à la photographie, il n’offre pas de point de vue. Il n’y a pas de perspective dans le balayage — bien que l’on puisse la retrouver dans le « fond » d’une certaine façon. Le scanner enrobe les choses et donne une qualité très particulière à l’image. Il y a comme un éclairage uniforme.
Veux-tu dire que tu étais à la recherche d’un outil qui serait porteur d’une objectivité supplémentaire, supplantant celle de la photographie comme « document authentique » ?
En effet, car je mets sur un même plan des objets qui représentent des lieux communs dans l’histoire de l’art, comme la fleur, le monochrome rouge ou des instruments de mesure. Il y a à la fois une dimension romantique et scientifique dans ce processus.
En adjoignant à un objet un nuancier Pantone, une charte de couleurs Kodak tu informes cet objet de sa qualité photographique : un objet montrant qu’il « fait » photographie se faisant photographier. De même tu informes le spectateur du fait qu’il regarde une image ventriloque qui lui dit : « Je suis une image, regardez moi tel quel. Je fais image. »
Oui, et aussi de sa dimension de reprographie, cela à partir des outils dont on dispose pour mesurer la couleur et la définition d’une image. Il y a un jeu entre des outils de mesure, les chartes, et les objets issus d’une logique de production industrielle. Les deux ont un potentiel de représentation assez fort puisque certains sont très liés à une forme d’abstraction et se crée une interchangeabilité dans ce que l’on peut nommer « abstrait » ou « réel ». C’est donc ce côté interchangeable qui peut créer un trouble sémantique et qui fait aussi que, pour moi, la pièce fait œuvre.
Tout comme le cadre et l’éclairage, le podium est aussi un outil qui informe que l’on est face à une œuvre d’art. Pourrais-tu nous parler de ceux exposés au Crédac ?
Lorsque l’on rentre dans la salle qui les accueille, on est avant tout confronté au panorama de la rue. Ces socles permettent aux objets d’être comme suspendus sur cet arrière-plan urbain. Finalement, la meilleure image que je puisse donner de cela est celle des décalcomanies : on dispose d’un fond contextuel sur lequel on applique des éléments qui se rattachent à cet univers. Ce serait la première approche. Après, ils sont tous circulaires et espacés de façon à pouvoir les embrasser de manière panoramique. Finalement ils obligent à un déplacement circulaire. Ensuite, il y a cette relation qu’entretient chaque « sublimation » — technique d’impression sur les socles — avec l’objet qui s’y rapporte, des objets d’une grande banalité, comme des illustrations : des objets-images. Ils n’ont pas de qualité stylistique particulière et sont assez proches de la représentation mentale que l’on peut s’en faire quand on les nomme. On y trouve une éponge ménagère, une bougie, une valise, etc.
Cela nous renvoie à Magritte : Ceci n’est pas une pipe.
Absolument, on pourrait être en face d’images-signes, de définitions qui passent par la représentation et la vision. Et la vision, ce peut être Magritte ou Platon tout aussi bien…
…ou Descartes. L’un des objets présentés est un bâton noir plongé dans un verre d’eau. Descartes dans la Première méditation métaphysique prend l’exemple d’un bâton brisé dans l’eau, pour se demander si nos sens ne nous trompent pas tout le temps. Ce bâton qui apparaît brisé dans l’eau, montre que seule la raison, la faculté de juger, est capable de rectifier un faux jugement. Elle est une garantie contre l’illusion. Mais l’illusion n’est pas seulement une erreur ; elle persiste et demeure même après rectification.
Effectivement, c’est le but que je recherchais. En revanche, je n’ai pas établi de règles me permettant de gérer l’ensemble de ce travail. Il y a systématiquement une confrontation d’un objet avec une mire, une charte graphique, des cercles chromatiques, etc. — avec ou sans distorsions. Chaque pièce est travaillée de façon très individuelle. Mais il s’agit pour tous les objets, de donner le sentiment d’une énigme, d’une forme de rébus, avec comme effet sous-entendu, celui de l’illusion sans tour d’illusionniste.
On associe très régulièrement ton travail au langage unique des formes. Est-ce agréable ?
La lecture synthétique et immédiate m’intéresse. Produire de l’art, c’est produire des formes. Le problème de la forme se pose avant tout.
Tu ne penses pas que l’on écraserait notre regard sur les formes que tu produis ?
Bien sûr, mais cela a toujours été. On m’a toujours intégré à des catégories sans que je ne m’y sente à l’aise. Effectivement, toutes ces choses échappent au langage et pour l’instant, tout ce qui a été écrit est extrêmement réducteur, qu’il s’agisse de rapprochements stylistiques ou historiques — même si par ailleurs ils restent possibles. Le titre de mon exposition, Sublimations, est intéressant en ce sens. Il évoque la technique utilisée : une impression à chaud par pression, qui rentre dans le matériau, dans un effet de tatouage. De plus, la sublimation c’est le passage en physique de l’état solide à l’état gazeux, sans étape intermédiaire ; cela évoque une disparition, une incertitude, que je pensais pouvoir retrouver dans mes expositions. Et pour ce que je connais de l’acception psychanalytique du terme, j’y trouve également un intérêt.
Tu as pourtant invité certains critiques à écrire sur ton travail en connaissant leur penchant pour rallier ta production au champ du formalisme. Aimerais-tu quitter ce territoire ?
Oui, mais c’est assez difficile. La description en soi pourrait être une méthode qui me conviendrait tout à fait. Pour mon exposition au MAMVP, les notices des œuvres étaient écrites (avec Julien Fronsacq) avec des phrases très courtes, parfois sans verbe, qui ne reprenaient aucun des mots déjà utilisés dans le titre ou dans l’énumération des matériaux de l’œuvre. Cela énumérait simplement les intentions des projets.
Ton travail est très statique.
Effectivement, ce qui m’intéresse dans l’art c’est sa capacité de synthèse, c’est-à-dire de donner énormément d’informations et de sens à un objet. Dès lors, ce qui m’apparaît comme non-statique c’est le spectateur. En ce sens, j’anticipe toujours la réalisation d’une œuvre et encore plus la réalisation d’une exposition concernant la circulation, les points de vue, les effets de surprise, etc. Je fais donc un placement millimétré en anticipant l’action de celui qui regardera l’œuvre. Mes expositions sont désincarnées et seule subsiste la présence de celui qui regarde. Les présences sont hypothétiques et n’impliquent que celui qui regarde, pas celui qui produit. La part autobiographique des choses ne m’intéresse pas. J’essaye de conserver une distance, même d’un point de vue affectif.
Tes objets sur podium sont-ils comme des personnages de théâtre sur scène ?
C’est amusant que tu parles de théâtre car j’ai plutôt la scénographie en horreur, mais pour la première fois, j’ai travaillé sur cet aspect. Il y a une continuité d’une salle à l’autre, conjointement à une discontinuité physique, puisque les trois salles ne s’enchaînent pas et il faut repasser par l’entrée pour revenir à la première salle — un peu comme un entracte finalement. Les trois « ambiances » sont très différentes : la première prend le réel de la rue comme « décor », la deuxième aussi mais en prenant appui sur la valeur d’usage, avec notamment des éléments du domaine public, avec notamment une référence au mobilier urbain. Enfin, la troisième salle est véritablement un spectacle car tout y est mis à distance.
Ton travail est très référencé. Tu dis que les références renvoient à « des objets de la vie courante, un moyen de créer un lieu commun avec le spectateur. » Je ne suis pas sûr, par exemple, que Mondrian soit un lieu commun, ni que tout le monde connaisse sa grille graphique, certains n’ont pas cette culture ou du moins n’ont pas la possibilité d’y accéder.
Peut-être mais en même temps il est entré dans le langage commun grâce à tout un ensemble d’applications graphiques, qu’il s’agisse de grilles, de liens, de blocs. Ces questions d’ordre, on les retrouve dans la mise en page d’un magazine, avec le lien texte/image. Il est en de même en architecture et en urbanisme. J’ai pensé à Mondrian parce qu’il me permettait de lier des objets sans qualité issus du supermarché avec des objets « usés », d’une certaine manière. Comme le dit Michel Gauthier, « c’est une manière de faire du Mondrian avec du Duchamp. »
Cette phrase soutient explicitement que ton travail relèverait du commentaire.
En même temps, on peut aussi bien convoquer un domaine purement sociologique. Cette phrase vient de quelqu’un qui se présente comme un historien de l’art, elle est donc réductrice pour ceux qui ne veulent s’attacher qu’à l’histoire de l’art. Pour cette série, ce qui m’intéressait le plus était ce croisement entre un désir d’art total, c’est-à-dire imaginer que l’ensemble des objets de la production humaine a pu être réalisé par des artistes, au sens large du terme, et puis d’un autre côté le geste duchampien qui est celui d’apporter des objets sans qualités, pourvus d’une forte dimension symbolique. Mais il ne s’agit pas particulièrement d’un commentaire sur le ready-made.
Pour décrire une partie de ton travail on emploie parfois des termes tels que facture « hand made », « approximative », « finition perfectible ». Souhaites-tu affaiblir les objets que tu utilises à la fois dans le sens iconique — d’une iconicité faible — et matériel — le processus de fabrication est révélé par manque de finition ? Tes objets sont-ils en chantier ?
Jusqu’à la fin des années 90, on peut dire que oui. Mais les dernières productions que j’ai livrées cherchent à s’émanciper de ces traces de fabrication. Car toute trace se ramène à un geste et implique une reconstruction mentale de la part du spectateur. Et en l’occurrence, pour les socles du CREDAC, je ne voulais pas qu’on se pose la question même vis-à-vis de leur matérialité : le socle est une chose froide, blanche et sans trace « expressives » de leur construction. C’était très important, car me permettant de créer une dualité avec l’objet réel. Et puis le travail que j’ai mené avant est aussi défini par les moyens que j’ai utilisés et dont je disposais à l’époque. Si j’avais un atelier moins fourni je travaillerais comme à mes débuts en m’attachant aux choses qui seraient à ma portée, à ce qui est disponible.
La finition grossière rend d’autant plus présent le matériau, l’imperfection le révèle. En quoi tes objets sont-ils des leurres ?
Je pense que tout est leurre, que ce soit l’exposition, les objets ou la façon dont on a appris à la regarder.
Tout comme le décoratif.
Il est incontestable que pour un collectionneur, l’ensemble même des objets qu’il rassemble fait œuvre. Pour ce qui est de la fonction du décoratif, c’est autre chose. Cela s’explique très bien : le décoratif a un rapport avec la peur du vide. On imagine bien que le spectateur, dans une exposition non didactique, qui ne présente pas de textes, de photos ou de documents doit faire un travail de recoupement. C’est un travail extrêmement angoissant dans un white cube. Ce n’est pas facile d’entrer dans une galerie pour la première fois et de se demander comment on va regarder ce qui est montré.
Penses-tu que la place des choses est plus importante que les choses en elles-mêmes ?
Le contexte ne suffit pas. On peut faire une bonne exposition sans œuvres. Car les œuvres ont une autonomie, elles ne sont pas toujours en situation optimale d’exposition. Elles doivent donc bénéficier d’une certaine forme de résistance à d’autres formes de réel et à leur agencement. On peut tout à fait ruiner la rétrospective d’un bon artiste parce que l’espace inclut mal ses œuvres ou sauver une exposition en les accrochant correctement.