Ai Weiwei — L’art tornade
Nommé artiste le plus influent dans la liste annuelle Artreview 2011, suivi par plus de 100.000 fidèles sur les réseaux sociaux et prochain responsable du Pavillon annuel de la très prestigieuse Serpentine Gallery, couramment appelé Dieu par ses admirateurs, Ai Weiwei cumule les honneurs à mesure que se referme autour de lui le piège des autorités chinoises.
C’est que le personnage, derrière ses allures débonnaires et sa détermination implacable, n’en finit pas de mêler activisme et création. À nouveaux frais, cet architecte-historien-sculpteur-photographe, redéfinit la notion d’un art ancré dans l’acte politique et social, car derrière l’engagement politique, c’est toute la vie de l’artiste qui est engagée dans ses créations et, inversement, tout son engagement devient une forme de création. Entre fragmentation et fusion, Ai Weiwei décline cette porosité fondamentale entre art et politique. Lui qui, face à la question d’une distinction entre art et activisme répond qu’« art et politique sont les fragments d’un même ensemble, les deux concernent une certaine compréhension du monde qui nous entoure1», joue sans cesse, à la manière d’Andy Warhol, de sa propre image, n’hésitant pas à se mettre en scène dans ses œuvres. Derrière l’icône du prisonnier politique, retenu dans son pays par des autorités manifestement dépassées par son aura, Ai Weiwei réinvente la figure warholienne en ouvrant ses ateliers à de nombreux amis artistes, en multipliant les collaborations et surtout en faisant de sa vie le sujet d’œuvres. Une ambiguïté qui fait de chacune de ses actions une part de son art.
C’est ainsi en posant nu, hilare, entouré de quatre femmes (One Tiger, Eight Breasts) qu’il déclenche, en 2011, l’euphorie dans un pays peu enclin à accepter les provocations. Taxées de pornographie par les autorités, les photographies « osées de l’artiste » ont très vite été imitées par des centaines d’admirateurs, prêtant soutien à celui qui rappelle que si les autorités « voient la nudité comme de la pornographie, alors la Chine n’est pas sortie de l’ère de la dynastie Qing2». Lui qui avait donc commencé par poser dans son triptyque de 1995, Laisser tomber une urne de la dynastie Han, n’a jamais cessé d’être au centre de ses œuvres.
La courbe
Pour définir le « concept » de son travail, Ai Weiwei exhibe sur son site Internet une constellation de termes avec, au centre, le mot « China ». Autour d’un point névralgique sont disposés des éléments de langage qui gravitent dans le champ d’une force centrifuge. Une métaphore assez juste de la tendance formelle des œuvres de l’artiste à dessiner des courbes, jouer des lignes infléchies et des ondulations autour d’axes fixes. Depuis les urnes traditionnelles chinoises jusqu’à sa participation, en tant que consultant artistique, à la création du stade de Beijing, le Bird’s Nest d’Herzog et de Meuron, qui dessine des lignes analogues à celles des nids d’oiseaux, la courbe fait figure d’obsession dans son œuvre. Nombre de ses pièces viennent tordre la verticalité et l’horizontalité des matériaux employés en les reconfigurant en une sorte d’organe en mouvement, à l’image de Descending Light (2007), une installation lumineuse aux traits organiques, semblant s’échouer, tel un gigantesque lombric, sur le sol. Idem avec son Snake Ceiling, qui installe au plafond un serpent fait de cartables d’enfants. La ligne courbe, ainsi rapportée aux formes, ne manque pas de souligner l’importance d’une certaine part d’animalité dans une œuvre parcouru par une constante mise en scène de la force.
Qu’il s’agisse de ses Grapes, tabourets réunis par leur socle en une sphère quasi complète autonome, de sa Bicycles Installation, accumulation de vélos s’élevant en l’air tels les barreaux d’une prison sphérique ou de sa Fountain of Light (2007), Ai Weiwei décline la courbe en cylindre. S’enroulant autour d’un axe, vertical ou non, les matières s’amoncellent en un carrousel qui n’a plus rien d’une attraction foraine. L’attraction est bien plus à chercher du côté de la force à l’œuvre ici. Et ce déploiement inédit constitue une belle métaphore de son art, comme un tourbillon s’élevant du sol vers le ciel, une tornade condamnée par ses propres frontières, capable seulement de s’élever, figée par une force trop puissante pour elle.
Symbole et récupération
Mais plus encore, le matériau même de ses installations est chargé d’histoire. Ai Weiwei travaille ses sculptures en regard des éléments utilisés pour leur construction, reprenant à l’envi les codes de l’art et artisanat traditionnels de la Chine. Le bois d’abord, qu’il récupère d’anciennes constructions démantelées datant de la dynastie Qing (1644-1911), à l’image de ses Grapes évoqués ci-dessus ou du cercueil Coffin. Jouant aussi bien de la forme que de son sens symbolique et historique, il incorpore cette perspective sur l’histoire dans le processus même de fabrication. L’on retrouve cette obsession avec l’usage malicieux qu’il fait de la porcelaine, se servant de ce matériau noble et prépondérant dans l’histoire de l’art comme dans celle de la Chine pour reproduire des objets liquides ou souples. Taches d’huile solides, robes figées se trouvent parées d’une brillance sans équivalent, sorte de mirages ironiques à l’ère de la communication numérique où la reproduction empêche de sentir toute la froideur et toute la rigidité de ces œuvres imitant des objets courants. Un principe à l’œuvre également dans ses sculptures en marbre de chaises et autres portes amassées les unes les autres en un tas tout droit venu d’un chantier imaginaire (Marble Doors, 2006). Dépouillé ainsi de sa fonction, le simple objet devient œuvre. Et c’est précisément dans cet effort un peu vain de recréer, en s’imposant le travail d’un matériau si complexe, une réalité plus banale, qu’il l’offre au regard sous un nouveau jour.
Mais la frontière est mince et l’artiste n’hésite pas à faire un pas de côté pour faire cohabiter les symboles et, certaines fois, conjuguer leurs valeurs pour en faire un objet « efficace » et chargé de sens. C’est ainsi que, Ai Weiwei, comme de nombreux artistes confrontés au choc des blocs communiste et capitaliste, s’est nourri, dans les années 90, de cette logique binaire en apposant sur des vases traditionnels de la dynastie Han (206 av.J.-C. — 220 ap. J.-C.), le logo Coca-Cola (Han Dynasty Urn with Coca-Cola Logo, 1994). Aujourd’hui libéré de cette volonté de confrontation directe, il ne cesse pourtant de détourner les objets qu’il représente en les parant d’une fonction décorative. C’est ainsi le cas de sa caméra de surveillance (que le gouvernement chinois avait d’ailleurs placé à l’entrée de son atelier) immortalisée dans une structure en marbre. De 1995 à 2003, Ai Weiwei fait de la provocation son cheval de bataille, déclinant sa série Study of Perspective, ne figurant que son majeur face aux plus grands symboles urbains ou artistiques. Maison blanche, Mona Lisa, Tour Eiffel, Tian An Men, tous passent sous la houlette de son doigt tendu lancé au monde.
Mais cette soif de symboles paraît bien plus profonde lorsqu’elle se double d’une accumulation sidérante, à l’image de l’installation d’une centaine de millions de graines de tournesols en porcelaine peinte au cœur de la Tate Modern (Sunflower Seeds, 2010). Jouant autant sur la symbolique de la graine de tournesol, seule source de nourritures de millions de personnes lors des famines chinoises sous l’ère maoïste, sur le matériau porcelaine que sur l’histoire commerciale du « Made in China » et sa propension à investir les marchés de centaines de millions de produits, Ai Weiwei multiplie les paraboles pour finalement semer le regard. Le gigantisme de l’opération n’est pas sans rappeler celui de l’installation Forever Bicycles, qui propose une accumulation « sobre », sans autre effet que leur fixation un par un, d’un millier de vélos de la marque la plus répandue en Chine, Forever.
À ce titre, la performance Fairytale, qu’il présente en 2007 finit de prouver qu’Ai Weiwei n’est jamais aussi brillant que lorsqu’il organise la collusion de tous ses propres genres. C’est effectivement à cette occasion qu’il organise le voyage de mille et un Chinois jusqu’à la ville berceau des frères Grimm, Kassel. Fournissant visas et hébergements, il installe mille et une chaises dans l’espace d’exposition et fait de la performance artistique une performance administrative, parvenant à réunir toutes les pièces nécessaires pour les participants de ce voyage. Invasion critique aussi subversive pour le pouvoir chinois que pour la vision occidentale de la « menace » chinoise, cette performance semble le point d’achoppement de toute la puissance artistique d’Ai Weiwei. Témoignage de cette étrange union des histoires millénaires avec la très récente histoire du marketing, amenuisant les différences et imposant un plan identique entre les icônes populaires, pourvu qu’elles soient médiatisées, l’ambiguïté de l’œuvre d’Ai Weiwei fait aussi toute sa richesse et c’est précisément dans cette impossibilité de distinguer la vie et l’œuvre de l’artiste que se déploie cette énergie inédite.
De l’artiste de marque à la marque de l’artiste ?
Ambigu, Ai Weiwei fait de son engagement politique (au sens littéral du terme), un moteur de création. Et si ses œuvres ne jouent pas de cette multiplication des archives comme autant de pièces à conviction contre le régime chinois, elles vont bien plutôt représenter le rôle de synthèse de ses engagements, de message métaphorique des drames qu’il vit lui-même.
Et c’est certainement cette plasticité de son art et de sa vie qui fait de lui aujourd’hui l’artiste chinois le plus influent de son pays. Si bien d’autres n’ont rien à lui envier sur le marché de l’art international, Ai Weiwei, lui, a toujours choisi de continuer à lutter, avec son art, contre les restrictions de la liberté. Condamné, tabassé, surveillé, le feuilleton de sa révolte alimente une mythologie personnelle qu’il entretient au gré de photographies postées en quantité industrielle sur les réseaux sociaux. Pourtant, face à une trop rapide interprétation qui le relèguerait au statut d’artiste prisonnier de son image, Ai Weiwei n’est pas dupe, à la question de savoir s’il pense être devenu lui-même une marque, il répond sans ambages : « Oui, C’est devenu cela. Une marque pour une pensée libre et pour la reconnaissance de l’individu ». En cela, Ai Weiwei déjoue avec une certaine bonhomie et son inébranlable opiniâtreté les pièges de l’individualisation, celle-là même qu’il s’acharne à faire émerger au sein d’une société peu encline à son éclosion.
Obsédé de documentation, il met en place un véritable réseau d’informations comme lors de l’opération Remembering, une pièce commémorant les écoliers victimes des éboulements de leurs écoles dus aux vices de construction liés à la corruption des officiels gouvernementaux. Sous le mot d’ordre « Ces gens ont des noms », Ai Weiwei a mis en place une équipe constituée de 200 volontaires poursuivant des interrogatoires et recueillant des témoignages dans un désir de transparence et de prise de parole du public. Collaboratif, son travail s’appuie pourtant plus sur le témoignage que sur l’histoire, il s’agit d’ériger une marque, un stigmate d’un événement, et pas forcément de l’analyser. Pour autant, ce travail est d’utilité sociale ; avec cette enquête réalisée auprès des victimes du tremblement de terre du Sichuan, le but de l’artiste est de jouer des nouveaux moyens de communication, des velléités d’un peuple pour bâtir une contre-information, résister par la mise en commun des données plutôt que par la violence ou l’attaque directe. La pièce monumentale finale, constituée de neuf mille sacs à dos placardés sur la paroi de la Haus der Kunst de Munich portant l’inscription « Elle a vécu heureuse durant sept années en ce monde » en chinois se voit alors parée d’une nature de monument mémoriel, pièce esthétique destinée à faire la publicité (au sens littéral, « rendre au public ») d’une idée, d’un souvenir.
Derrière cette incessante volonté d’encourager ses compatriotes à reprendre la parole, à exprimer leurs déboires autant que leurs vies, Ai Weiwei en appelle au rôle fondamental de l’art, celui de créer du dialogue, de faire vivre de nouvelles idées pour donner naissance à de nouvelles expressions. Et, indiciblement, lui-même, à son niveau, participe de cette implication sans se limiter au message pathétique. De nombreuses vidéos réalisées par ses collaborateurs montrent un Ai Weiwei filmant des policiers eux-mêmes en train de le filmer, créant un abysse de surveillance poussant la démarche à l’absurde. Une double perspective qui illustre à merveille l’art d’un créateur qui ne cesse jamais de vivre dans son monde, qui ne crée qu’au travers de sa propre vie autant qu’il ne vit que de sa propre création. L’art d’Ai Weiwei, s’il est éminemment polymorphe, ne cesse jamais d’être une posture capable de pointer l’aberration d’un système. Et comme un tourbillon, il semble attirer dans son sillage de plus en plus d’agitateurs prêts à faire du mouvement une véritable tornade.
1 Interview donnée au magazine britannique NewStatesman http://www.newstatesman.com/blogs/cultural-capital/2010/10/chinese-artist-china-freedom
2 Déclaration à l’Associated Press, novembre 2011