Grey Flags — Entretien avec Timothée Chaillou
Timothée Chaillou (collaborateur de Slash) est l’auteur d’une exposition aussi remarquable qu’audacieuse à la galerie Backslash. Nous avons souhaité mettre en valeur sa démarche en entamant une conversation avec lui autour du projet, de ses contraintes mais aussi de la place du curateur face aux œuvres.
Guillaume Benoit : Grey Flags est un projet pour le moins original. Pourrait-on revenir sur l’histoire de cette « œuvre-exposition » de Seth Price ?
Timothée Chaillou : Grey Flags est à la fois titre et texte d’exposition. Le titre de l’exposition dans laquelle apparaît cette œuvre de Seth Price est automatiquement nommé du nom de l’œuvre elle-même. Son communiqué devient un texte écrit par Seth Price en 2005. Grey Flags est comme un livret d’opéra, seules les œuvres et leur « mise en scène » changent. Il y a des contraintes à l’emprunt de cette œuvre : aucune note d’intention du commissaire ne doit être écrite et aucune information sur les œuvres ne peut être fournie aux visiteurs. Ceci permet d’éviter que des outils de médiation ne parasitent l’expérience esthétique qu’est la visite d’une exposition. Grey Flags est une forme de résistance à l’emprise du formatage des significations et des interprétations causée par ces outils. Cette œuvre me permet de ne pas restreindre la complexité et le mystère des œuvres que j’expose.
Grey Flags fut précédemment présentée à la Petzel Gallery et au Sculpture Center de New York, au CAPC de Bordeaux et à la Alogon Gallery à Chicago. À propos de l’expérience Grey Flags au CAPC, on pouvait trouver son hermétisme et son absence de repères fabuleux, pareils à une plongée absolue du spectateur au cœur des œuvres. Vois-tu ce programme comme quelque chose de radical, une possibilité d’offrir ces œuvres à l’attention du public ?
Ce qui m’importe est la présence des œuvres d’art. La présence d’une œuvre d’art peut produire un effet de ravissement, de stupéfaction. « L’art serait, malgré la plus parfaite explication, de réserver encore de la surprise », disait André Gide, tandis que les expositions s’encombrent de divers matériels de médiation qui orientent définitivement la lecture des œuvres. Le public a une dépendance à l’outil informatif, à sa « prise en charge ». Dans les siècles passés, « l’art du sculpteur, par exemple, n’exigeait ni galerie ni exposition, l’art des Romains lui-même n’avait pas besoin de documenta (enseignements, explications) », remarquait Martin Heidegger. Une « bonne » œuvre ne pourrait-elle pas contenir en elle-même l’essentiel de sa pédagogie ?
L’œuvre de Seth Price ne limite-t-elle pas ta liberté ?
Ma liberté se trouve dans la forme de l’exposition elle-même et dans mon envie de composition. Je pense qu’une exposition est un événement, porteur de sens et de désir, qui conduit, dans sa forme et son parcours, vers une expérience esthétique. L’exercice de l’exposition, c’est-à-dire l’agencement et l’association d’œuvres, m’évoque la réflexion d’un client de Sherlock Holmes : « Il y a deux aspects dans ce que vous faites : connaître des choses et voir les liens entre ces choses. Ce deuxième aspect est la partie la plus créative, la plus artistique de votre profession. » Serait-ce cette part « créative » qui animerait l’ « auteur d’exposition » ? Si oui, pourquoi un commissaire d’exposition n’aurait-il jamais accès à la pleine jouissance de cette qualité ? Qu’en est-il de son style et du genre exposition ? Comme le rappelait souvent Felix Gonzalez-Torres, « les choix esthétiques sont politiques » et la façon dont certains commissaires pensent et agencent leurs expositions en dit beaucoup de leur conservatisme.
Il y a une grande ambiguïté dans cette volonté d’être auteur, en étant à la fois en retrait, par humilité, tout en assumant le rôle de metteur en scène. Tu parlais d’une exposition telle un livret d’opéra, penses-tu que d’une certaine façon tu t’appropries Grey Flags pour en offrir ta version ? Comment te places-tu par rapport aux précédents opus ? Étais-tu tenu de conserver les mêmes artistes ?
Il n’y a pas d’obligation à collaborer avec les artistes présentés lors des premières itérations. Je voulais offrir à Grey Flags une variation en prenant le contre-pied des expositions passées, qui étaient principalement faites pour un public éduqué. J’ai ainsi souhaité créer une exposition en lien avec les arts de la scène, les standards du spectacle et de la décoration. J’ai été guidé par une pensée de Sol LeWitt, pour qui « le théâtral et le décoratif sont inévitables et doivent être utilisés pour donner de la présence à une œuvre d’art. » Cette exposition est pleine d’allégresse en ayant, peut-être, l’apparence d’une mise en scène tel un paysage diapré. J’aime le fait qu’être dans un possible décor indique qu’il existe son envers. Ici plusieurs indices montrent que cette exposition serait un frêle spectacle : simple rideau de coton, fragments de larges fresques qui s’abîment sur les murs de la galerie, simple papier cadeau agrafé aux murs.
On pourrait parler de la joie, mais surtout des signes d’inquiétude qui percent à travers certaines œuvres au cœur de ta mise en scène.
Mes muses sont la vie, la mort, les corps, les langages, les émotions et les sentiments. Si l’exposition n’était liée qu’à la joie et à l’optimisme, elle manquerait de profondeur. Comme dans les contes, l’attraction et la répulsion doivent cohabiter. Pour Marnie Weber, par exemple, les clowns sont coincés dans le marasme existentiel d’une joie permanente
Peux-tu me présenter ce scénario qui se construit dans le parcours de l’exposition ?
Pendant la préparation de cette exposition je lisais les écrits de Matisse, je regardais les œuvres des Pointillistes, des Nabis et des Fauves. Plusieurs réflexions m’ont guidés : celle de Xavier Veilhan qui n’éclaire pas ses expositions avec une lumière artificielle ; celle de Claude Lévêque sur ses métamorphoses d’espaces ; celle de Collier Schorr pour qui la meilleure manière d’exposer ses photographies, dans une exposition de groupe, est de les agencer « entre une peinture, une sculpture et une bande-son. » Je me rappelais aussi, souvent, d’une pensée de Merce Cunningham : « Dans mes ballets, il n’y a pas à comprendre. Le but est de vous stimuler, vous public, à voir avec plus d’acuité, à écouter avec plus d’attention, à penser plus intensément. » Une réflexion de John Armleder m’a aussi libéré de règles trop communément admises dans la mise en place d’une exposition. Il a une préférence pour « les œuvres dont on fait un usage hors des énoncés fixés dès le départ, soit par l’artiste, soit par ses représentants, un usage bon ou mauvais, peu importe, mais différent ». La responsabilité morale que l’on a, en tant que commissaire d’exposition, est celle de mettre en jeu quelque chose qui active du sens, une expérience qui change la constitution du visiteur. Je refuse l’homogénéité qu’impose le white cube, ses conventions d’accrochage qui respecte une certaine lisibilité de l’œuvre et son âpreté qui ne rend pas service à l’immersion nécessaire dans la dimension onirique. Dominique Gonzalez-Foerster trouve que « le collage, le montage, sont plus curatoriaux que d’autres pratiques. » J’ai travaillé sur la question du fragment et je voulais pousser plus loin une réflexion sur l’agencement comme collage. Ainsi, sur chaque mur il y a une association entre œuvre murale et une ou deux œuvres. Il me fallait trouver un équilibre harmonieux dans les échelles entre les œuvres et par rapport au volume du lieu, ses hauteurs et ses accès ; dans les rapports chromatiques entre les murs ornés et les œuvres de chaque salle ; dans le rythme de l’agencement. L’exposition est structurée telle une narration, comme si chaque salle était le paragraphe d’une nouvelle, la scène d’un film, le décor d’une pièce scénique. Je ne vois pas de différence entre le fait de se promener dans un paysage ou dans une exposition. Au rez-de-chaussée, sur un papier cadeau bleu argenté, froissé comme un drapé miroitant, le visage d’une femme, tel un portrait de Dorian Gray, fait face à un Riez ! pendant qu’un castor se fige dans un mouvement de danse. A l’inter-étage un gâteau fait de pans de miroirs, de fruits en plastiques et de maquettes de forêt, repose aux pieds d’une large fresque à l’effigie d’une cantatrice chantant à gorge déployée. Il faut ensuite passer à travers un rideau pour accéder au premier étage où deux projecteurs roses s’embrassent devant un ciel nuageux. Un Stetson doré est accroché sur un mur recouvert de rayons solaires. Des éclairs flashent un large podium où se placent plusieurs figures humaines tournées vers le visage d’une jeune fille ou vers de petits anges pris par les charmes de la luxure. Dans une salle attenante, sur des murs argenté rouge, des derviches tournent devant une jeune fille sortis de La Maladie de la mort de Duras, tandis qu’une danseuse upa upa pris dans un trouble frénétique se reflète dans un multitude d’anges et de démons. À la fin de ce parcours vous rencontrez une tête déformée récitant un haïku, deux chiens noirs surgissant de l’angle d’un mur, la silhouette d’un homme pris dans un fond fleuri ainsi qu’un éden paysager. Et vous finissez par plonger votre regard dans celui d’un animal que l’on ne peut nommer.
Les œuvres sont des évocations de l’ensemble des arts.
Absolument. Il est ici question de l’architecture avec la présence des architectes de Xavier Veilhan, les arts culinaires avec le gâteau de John Miller, les arts graphiques avec le texte de Seth Price, la musique avec les rythmes de la danse Upa Upa filmée par Natacha Lesueur, les arts de la scène avec la chanteuse Marjorie Lawrence peinte par Nina Childress, le mime et le cirque avec le clown et le castor dansant de Marnie Weber, le cinéma avec les projecteurs de cinéma d’Ange Leccia et l’actrice Cyd Charisse en danseuse de Pierre Bismuth, l’art paysager et la bande dessinée avec les dessins de Vidya Gastaldon et de Corentin Grossmann, etc.
Tu touches ici à la question du carnaval et, partant, à l’inversion des valeurs ?
Tout à fait. Grey Flags est une exposition concernée par les figures de l’ambivalence — comme le sont les créatures de Jim Shaw, les anges de Warhol ou les derviches tourneurs de Loïc Raguénès.
Grey Flags du 9 avril au 17 mai, Backslash Gallery, 29, rue Notre-Dame de Nazareth — 75003 Paris