Interview Billie Zangewa — Galerie Templon
Dans son exposition personnelle Soldier of love, en cours jusqu’au 6 juin à la galerie Templon, l’artiste malawite vivant à Johannesburg présente dix œuvres en soie inédites, autant d’armes hautes en couleur au service d’un combat qui fait de l’amour un acte de résistance contre les injustices du monde contemporain.
Léone Metayer : Vous vous définissez comme un « soldat de l’amour », le titre de votre actuelle exposition personnelle à la galerie Templon. Ces mots résonnent comme une déclaration de guerre… En quoi l’amour peut être un acte de résistance selon vous, et contre qui ou quoi ?
Billie Zangewa : Nous sommes en guerre. Oppression, racisme, sexisme, préjugés, exploitation, transgressions en tout genre. C’est comme si l’humanité avait oublié comment aimer. Ceux et celles qui avaient l’habitude d’y croire sont aujourd’hui désabusé.es et sceptiques. C’est pourquoi j’ai l’impression que je suis un soldat qui se bat pour l’amour, et non contre quelqu’un ou quelque chose. Si ce message est un combat, c’est à cause de l’idée préconçue que l’amour est un idéal inatteignable. Je crois aussi que quand on s’aime vraiment soi-même, nos décisions sont emplies d’amour.
Le textile est une expérience sensible, où le toucher est important. En tant que spectateur.rice, face à vos œuvres en soie, on peut être tenté.es de toucher ! Avez-vous déjà pensé à offrir cette — folle — possibilité au public ?
Mon Dieu, non ! Imaginez à quoi ça ressemblerait à la fin d’une exposition ! Cependant, je comprends la tentation de faire l’expérience de l’œuvre à travers le toucher, c’est pourquoi je ne présente pas mon travail dans un cadre, afin que le public puisse interagir avec les œuvres sans barrières.
Dans votre œuvre At the End of the Day (présentée à la galerie Templon), l’espace vide, sans tissu, peut faire écho à un sentiment de solitude, à la pesanteur de cette journée… ou encore aux morceaux brisés de la tasse qui serait tombée au sol ! Comment vous est venue cette idée de couper dans le tissu ? Avez-vous une idée précise de la signification de ces espaces vacants ?
J’aime vraiment avoir accès au regard qu’on peut porter sur mes œuvres, alors merci ! Oui, ça parle du poids des responsabilités, du fait de faire les choses par soi-même, d’où ce sentiment de solitude que vous évoquez. Ça parle aussi d’une transgression non-dite, ou d’une interférence, que j’aime appeler mes blessures ou mes traumatismes, car je crois qu’on est tous.tes blessé.es, à différents degrés, et qu’on porte tous.tes des cicatrices intérieures. Plutôt que d’avoir honte de nos blessures, on pourrait peut-être aimer notre douleur autant qu’on aime les aspects positifs, il y a de la perfection dans l’imperfection.
Au premier abord, ces formes vides nous confrontent à un manque, à la frustration de ne pas voir la scène dans son ensemble. Puis, la frustration laisse place à un mystère. Il pourrait s’agir des marques d’un fantôme disparu, des traces d’une force spirituelle venue de l’extérieur…
Oui, c’est en quelque sorte brutal et envoûtant, en contraste net avec les scènes idylliques représentées. C’est ma façon de faire face à la brutalité, calmement. Ce que je dis aussi à travers ça, c’est que, même si je peux donner le sentiment d’être forte, j’ai tout de même connu des moments difficiles et j’ai toujours des combats à mener au quotidien. C’est ma mortalité, ma fragilité.
Quels obstacles avez-vous rencontrés dans le milieu de l’art en Afrique du Sud depuis le début de votre pratique ? Qu’en est-il de l’Europe et des États-Unis ? En tant qu’artiste femme noire africaine, votre travail a sûrement connu différentes réceptions selon les pays.
Au début, quand je suis arrivée à Johannesbourg, j’ai eu du mal à trouver ma place en tant qu’artiste. À l’époque, mon travail du textile était perçu comme un artisanat fantaisiste, non comme de l’art, ce qui a été difficile à accepter. Mais j’ai réussi à subvenir à mes besoins en faisant d’autres choses, tout en travaillant sur mon langage visuel pour, peut-être un jour, être repérée. Ensuite j’ai pu exposer en Europe, où mon travail a très bien été reçu, grâce à cette figure féminine noire forte au centre de mes récits. Aux États-Unis, ce qui a plu, c’est la dimension politique : le fait d’entrevoir la vie intime et personnelle d’une femme noire.
Vous dites que travailler le textile vous aide à transformer vos traumatismes en expérience positive, grâce à la singularité de la soie : un matériau issu d’un processus de métamorphose. Comment cette magie opère-t-elle ? Est-ce lié à l’acte de recoudre, refaire, reconstruire ? Ou peut-être à la lenteur propre à cette pratique, laissant les choses advenir petit à petit ?
Comme la plupart d’entre nous, j’ai vécu dans mon enfance des événements traumatiques, dont je ne me suis pas occupés. À l’époque, la thérapie n’était pas si répandue qu’aujourd’hui. Petite, je savais déjà qu’il y avait des choses dont je devais guérir. En observant le groupe de couture de ma mère, j’ai vu que cette activité changeait leurs humeurs, les rendait plus tranquilles et détendues. Être témoin de ça est ce qui m’a menée à coudre et à fabriquer des choses. Je recherchais cette transformation. En ce qui concerne la soie, je suis certaine que ce que je cherchais, c’était en fait moi-même. Dans cette quête d’évolution personnelle, je sentais que je serais amenée à avoir recours à un médium qui est lui-même un produit de transformation.
Selon vous, le fait de se représenter soi-même dans l’intimité est une sorte d’ empowerment, tel un contrepoint au male gaze. Cela résonne avec votre œuvre Am I Enough? : nue, seule, vous semblez poser cette question (« Suis-je assez ? ») à une personne que vous regardez, un homme peut-être… En quoi le male gaze constitue un obstacle puissant à l’amour de soi pour les filles et les femmes à travers le monde ?
Le male gaze, dans l’histoire, a réifié les femmes, faisant d’elles des objets sans sentiments, des choses à posséder ou à utiliser. Malheureusement, le système patriarcal a renforcé cette réification qui a créé une confusion autour de l’image de soi pour les filles et les femmes, mais aussi autour de la façon dont les hommes doivent voir les femmes et interagir avec elles.
Le féminisme a remis en cause la notion de féminité, considérant le genre comme une construction sociale qui enferme les individus dans des identités très contraignantes. Mais aujourd’hui la féminité se réinvente ! Il y a beaucoup de façons d’être féminine et féminin. À travers votre travail, il me semble que vous contribuez à redonner de la valeur à la féminité, à la réinventer, encourageant chacun.e à en être fier.ère. Qu’est-ce que la féminité pour vous ?
La féminité c’est être moi-même, cultiver ce que je suis, loin de l’influence des déterminations sociales et historiques. J’aime le pouvoir de mon corps et la force tenace d’une femme. Toutes ces choses à propos des femmes qui sont tabous : je suis impatiente d’en parler et de les révéler. Si on est considérées comme des sortes de modèles de perfection, non autorisées à avoir des sentiments, en gros, on n’existe pas. Dans mon travail, j’englobe tout ce que veut dire être une femme, les défis inclus, car c’est difficile de l’être. Toutes les personnes qui ont décidé d’entrer dans ce monde en tant que femme sont des âmes courageuses !
La sphère domestique est très présente dans vos œuvres. Dans nos sociétés, le patriarcat est difficile à combattre en particulier dans la sphère privée, dans la mesure où les inégalités de genre — de la répartition des tâches ménagères aux violences conjugales — sont à l’abri des regards. Vos scènes nous invitent à voir le privé comme un espace de combat, une source de force. Si l’on en croit vos broderies, se battre pour exister, c’est aussi célébrer un anniversaire, aller chercher notre enfant à l’école, lire, penser, méditer, apprendre à nager, raconter une histoire, prendre un bain, se regarder dans le miroir… Est-ce un de vos messages ? Pensez-vous que le quotidien nous unit à travers le monde, de la même façon que le rapport aux textiles est une expérience partagée par tous.tes ?
Oui, la vie quotidienne nous lie tous. Ces choses que nous avons en commun peuvent, en réalité, nous unir, si on se l’autorise. Dans mon travail, j’essaie de donner une voix et un espace à une communauté que je considère marginalisée dans notre société. En montrant la vie intime d’une femme noire comme figure centrale de mes récits, je dis : regardez, écoutez, cette personne existe et elle est comme vous, c’est un être humain. Dans mon travail, je cherche une connexion, quelque chose qu’on a presque totalement perdue à cause de la notion de « l’Autre ».
À ce propos, votre travail peut faire penser aux peintures de Mary Cassatt. Cette artiste impressionniste américaine a réalisé de nombreux portraits de femmes à la fin du XIXe siècle : buvant une tasse de thé dans un fauteuil, faisant sa toilette à demi-nu, nourrissant des oiseaux, cueillant des fruits dans un jardin… Vous dites que les scènes peintes par Paul Cézanne, Vincent Van Gogh et Claude Monet vous inspirent. De quelles façons ?
Ces peintres m’ont inspirée par le seul fait de créer en peignant ce qu’ils voyaient tous les jours autour d’eux et par leur capacité à rendre ces choses du quotidien belles, poétiques et extraordinaires. J’apprécie cette simplicité pourtant profonde. Je vois de la beauté dans les choses banales de la vie de tous les jours.
Un sentiment de sérénité émane de vos œuvres. Dans vos autoportraits, vous apparaissez forte, confiante, calme et courageuse. Je suis curieuse de savoir si ce sont des images fidèles à vous-même ou si c’est une façon d’être que vous cherchez à atteindre !
Je représente mon image dans mon travail donc, sans aucun doute, je m’autorise une liberté artistique et je m’idéalise dans une certaine mesure. Pour répondre à la question, je pense que c’est une combinaison des deux. Il y a une part de moi qui est forte et confiante, calme et courageuse, mais il y a aussi cette part de moi qui a peur, qui doute et qui est vulnérable. J’ai tendance à intérioriser mes sentiments, c’est peut-être pour cela que je parais cool et sereine, alors que je suis en fait une personne très émotionnelle.
Votre travail devrait être présenté au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris lors de l’exposition collective The Power of my hands qui réunira plusieurs artistes femmes d’origine africaine. Pensez-vous que vous avez du pouvoir entre vos mains ?
Oui, je pense que j’ai du pouvoir entre mes mains. J’ai toujours aimé fabriquer des choses et travailler avec mes mains. J’y trouve une liberté et j’aime le processus créatif. Souvent, c’est une opportunité pour moi de faire face à certaines émotions difficiles et de lâcher prise. À la fin, l’œuvre est la récompense, une preuve tangible de cette expérience personnelle qui m’a fait grandir et que je viens de traverser.