Interview Maryline Brustolin, directrice de la galerie Salle Principale
Espace atypique, inventif, audacieux et attachant, la galerie Salle principale, installée dans le XIXe arrondissement de Paris cultive depuis six ans maintenant sa singularité. Avec des artistes majeurs de l’histoire de l’art et pour certains d’entre eux, trop méconnus en France, sa directrice Maryline Brustolin développe un programme d’expositions exigeant qui, derrière la réflexion qu’il engage sur notre société, ne manque pas d’en offrir une vision décalée. Elle revient avec nous sur son parcours et les choix qui font aujourd’hui l’identité de la galerie.
Guillaume Benoit : De quel désir et dans quelles conditions est née votre galerie Salle Principale ?
Maryline Brustolin : À l’origine, une visite au Louvre vers l’âge de seize ans… J’ai pris alors la décision de me consacrer à l’art. Très vite, je me suis intéressée à l’art contemporain. La galerie Salle Principale, c’est la galerie de la maturité, ouverte en 2014, pour mes quarante-deux ans. Les idées fondatrices ont toujours été là. À travers les artistes, c’est un regard sur la société qui s’affirme. Plus le temps avance, plus les idées sont claires et précises, sans compromis.
Une grande partie de vos artistes sont des figures incontournables de l’art du XXe siècle ayant une résonance avec la pensée d’aujourd’hui, l’inscription de figures parfois déjà historiques, même si moins connues en France, dans notre contemporanéité est-elle une volonté de nous aider à repenser le présent, une preuve que nombreux sont ceux dont le discours continue de résonner aujourd’hui ?
Mes sujets sont souvent universels : la nature, la condition humaine, les révoltes. Un artiste capte le temps et l’anticipe. L’ancienne génération que représentent les artistes Lois Weinberger, Gianni Pettena, Endre Tót a vécu des périodes troubles politiquement, leur travail en témoigne. J’ai eu la chance de croiser il y a quelques mois Ícaro Lira un artiste brésilien âgé d’à peine trente ans. Son travail est basé sur l’exploration de l’ancien régime de son pays, une dictature qu’il analyse à travers des personnalités anonymes ou connues. Ce travail est touchant dans sa maîtrise.
Comment définiriez-vous votre rôle en tant que galeriste ?
Informer, découvrir, partager, accompagner (sur le long terme), engagement, soutenir. Depuis peu, je suis peinée de la disparition de Lois Weinberger survenue mardi 21 avril 2020. Mon rôle de galeriste est de poursuivre avec Lois. Une exposition hommage lui sera dédiée bientôt.
La galerie occupe une place particulière, sur le plan géographique d’abord en faisant le pari d’un secteur en pleine mutation, vous-même occupez des locaux au sein d’un bâtiment nouveau dans un secteur où vous êtes relativement seuls. S’agissait-il pour vous d’investir un lieu et de s’adapter à ses particularités ?
Le quartier Nord de Paris me semblait être l’endroit le plus dynamique de Paris, notamment le quartier du Canal de l’Ourcq et du Parc de la Villette. Un local neuf réalisé par les architectes lacaton & vassal était disponible. Je les connaissais très bien pour avoir travaillé avec et pour eux (FRAC Grand Large — Hauts de France à Dunkerque, Ecole d’Architecture de Nantes). J’ai saisi cette opportunité d’occuper leur espace. Un espace contemporain à Paris n’est finalement pas si simple à trouver. Une hauteur sous plafond de quatre mètres, une vitrine de dix mètres linéaire entièrement vitrée sur rue, un volume simple. J’avais choisi le nom Salle Principale deux ans avant l’ouverture de la galerie et le lieu correspondait parfaitement au nom. Un lieu principal et des activités annexes pouvant se dérouler ailleurs, comme investir un jardin abandonné prêté par la marie du XIXe où j’ai installé une œuvre de Lois Weinberger durant une année. Le protocole de l’œuvre Portable Garden a d’ailleurs été acheté par le CNAP. Une galerie n’a pas besoin, à mon plus grand regret, du public de proximité car il ne s’intéresse pas à l’art que j’ai choisi de défendre. J’en fais l’expérience depuis quelques années. Le lieu permet de fixer des rendez-vous professionnels, mais aussi des des rencontres et des débats publics. Je constate que la durée de visite est assez longue du fait de mon « relatif » éloignement favorisant ainsi la qualité des rencontres et des échanges.
La galerie bénéficie d’une architecture également complètement modulable. Cette exigence est-elle à l’origine de vos projets et constitue-t-elle un point crucial des expositions que vous présentez ?
Un an avant l’ouverture de la galerie, j’ai pris rendez vous avec Patrick Bouchain afin de lui consacrer la première exposition à la galerie. J’ai une profonde admiration pour cet homme. L’exposition portait sur la question législative, notamment sur le Code Civil qu’il utilise pour faire aboutir ses projets « circassiens », « culturels », « architecturaux ». À la découverte de l’espace vide, il m’a spontanément proposé d’aménager la galerie. Le système de neuf panneaux en bois modulables issu du monde du spectacle vivant correspondait parfaitement à mon désir d’intégrer systématiquement la question du dispositif, de la scénographie à l’exposition. Je ne souhaitais pas devoir construire, peindre des murs pour les voir après chaque exposition mis à la benne. La question du recyclage et de l’économie est cruciale à notre époque. La galerie recycle beaucoup. Issu du design, Dominique Mathieu a dessiné le mobilier modulable qui accompagne le système des panneaux de Patrick Bouchain. Il conçoit également la plupart de mes scénographies, toutes imaginées dans un geste et une pensée efficaces, directs et économiques.
La place de l’architecture et de la pensée de l’urbain comme des pratiques capable de générer une réflexion à travers la production d’œuvres éloignées du champ de la fonctionnalité est-elle une manière pour vous de mettre en valeur des démarches dont l’engagement diffère ?
L’aspect fonctionnel de l’architecture ne m’intéresse pas. Occuper un lieu ouvre à des questions sociétales. Comment produire ? Avec des matériaux respectueux de l’environnement ? Recycler ? Avec qui ? Les compétences de ses voisins ? Avec des artisans ? Quel usage de l’eau, de l’électricité ? énergies renouvelables ? Comment aménager ? Par l’auto-construction ? Expérimenter un lieu est un jeu passionnant. Faire des choix, s’engager à chaque prise de décision. La galerie s’intéresse beaucoup aux pratiques des artistes dans l’espace public. Cet espace a priori de liberté qui devient aujourd’hui un espace de contrôle. La vitrine de la galerie entièrement vitrée sur rue aura initiée, pour de nombreux artistes de la galerie, de nouvelles pièces comme par exemple les gens d’Uterpan avec Scène à l’italienne en 2014 (présentée en 2017 à documenta 14 à Cassel) ou Matthieu Saladin avec European Crisis Time Capsule en 2016, Dominique Mathieu et l’exposition Green is the new red en 2017 ou encore Claude Closky avec Direct Messages en 2019.
Qui sont aujourd’hui vos principaux interlocuteurs, les acheteurs privés ou les institutions ? En quoi ces dernières, financées entre autres par la collectivité et avec une mission de service public, permettent-elles à votre galerie de se développer et surtout au travail de vos artistes de se développer ?
L’institution publique est un soutien primordial dont la galerie Salle Principale bénéficie. Sans elle, la galerie n’existerait pas. Elle joue un rôle essentiel pour la conservation, la présentation, la circulation des œuvres de la collection. J’aimerais croiser davantage de femmes et d’hommes engagés dans l’art. Souvent les collections se ressemblent. Le risque est alors quasi nul. J’aimerais rencontrer des mécènes qui me permettent de fixer un salaire aux artistes afin qu’ils vivent décemment de leur pratique sans avoir besoin de multiplier les workshops, de trouver un poste d’enseignant…
Une question qui nous intéresse au plus haut point en tant que diffuseur d’art sur Internet, en tant que promoteur d’un art contemporain qui, dans son exigence, reste indéfectiblement, culturellement et historiquement (du moins pour les trente ou quarante dernières années à Paris) lié à la présence des galeries, accueillant tous les publics dans vos espaces ? Cette ouverture, qui nous paraît essentielle, reste-t-elle un enjeu de taille, un engagement pour votre structure ? Avez-vous conscience et souhaitez-vous défendre ce fait que les galeries constituent à Paris un réseau de diffusion de l’art libre d’accès et ouvert à tous, participant, au-delà de l’économie, à la vie culturelle du pays ?
Évidemment, je défends l’idée qu’une galerie soit un espace ouvert à tous, gratuit, mais cela ne suffit pas pour faire aimer l’art… Je conçois l’art dans un lien direct à la vie. Rapprocher les individus de l’art, donner à lire du sens. L’approche de l’art peut s’avérer compliquée, j’en conviens. Mon rôle de galeriste est d’expliquer la démarche de l’artiste, la rendre accessible. Je repense souvent à l’exposition des peintures zapatistes à la galerie en 2018. Des petites peintures réalisées par des paysans du Chiapas sur leur temps libre, décrivant leur quotidien, les valeurs de leur communauté. Je n’ai jamais connu un vernissage aussi heureux et une exposition ayant remportée une telle adhésion ! La rencontre est essentielle pour partager et véhiculer une émotion. Que cela soit directement avec les artistes, dans la sphère sociale ou privé, ou avec la galeriste qui connait parfaitement le travail des artistes qu’elle accompagne. Gianni Pettena me disait avoir fait son éducation de l’art en fréquentant les galeries. Personnellement, j’ai visité beaucoup d’expositions dans des galeries, ce qui m’a permis de découvrir de nombreux artistes. L’apprentissage commence dès le plus jeune âge. Les visites des enfants dans les lieux d’art durant leur parcours scolaire produiront éventuellement de futurs jeunes amateurs d’art et collectionneurs.
Quels projets et perspectives nourrissez-vous pour les années à venir ?
Endre Tót constitue ma préoccupation du moment car il s’agit de l’exposition en cours à la galerie. Cet artiste conceptuel dont le travail a débuté dans les années 1960 nous a fait le grand plaisir de venir au vernissage de sa première exposition solo en France. Merci au FRAC Pays de la Loire et sa directrice Laurence Gateau ainsi que son rapporteur (qui se reconnaîtra) pour l’acquisition de cinq photographies dans sa dernière commission d’achat. A court terme, ma prochaine exposition dédiée au collectif japonais The PLAY. Une exposition solo avec la réalisation de l’installation Kalejdoskop couvrant l’ensemble de la surface de la galerie, accompagnée d’une sélection de performances réalisées dans la campagne japonaise dès les années 1960. J’ai invité les commissaires Elodie Royer et Yoann Gourmel à concevoir l’exposition. Ils connaissent bien les membres du collectif. J’ai découvert grâce à eux ce travail lorsqu’ils ont été invités par le FRAC Île-de-France Le Plateau, Paris lors de la saison 2011-2012 avec les expositions Le sentiment des choses et Le Mont Fuji n’existe pas. A court terme aussi, ouvrir un « bistrot » à la campagne et offrir le gîte et le couvert aux artistes promeneurs…! Je profite également de cette période de repli pour « dessiner » le nouveau site internet de la galerie.
Pour finir, la défiance généralisée a cette seule vertu d’offrir à chacun l’occasion de remettre en cause sa propre pratique. Quels questionnements récents ont pu modifier votre approche du métier et comment envisagez-vous l’avenir ?
La crise sanitaire que nous vivons constitue la note que nous allons commencer à payer pour notre arrogance… Nous sommes alertés par les penseurs, les philosophes depuis longtemps. Yves Cochet, co-fondateur de la collapsologie, avait estimé un « effondrement possible dès 2020, probable en 2025, certain vers 2030 ». Dominique Mathieu, à travers ses œuvres, l’affirme depuis plusieurs années. Notons sa décision de stopper son activité pour ces mêmes raisons avec le montage de son ultime exposition Panoplies à la galerie en 2019. Je suis convaincue que l’art est un puissant antidote et je reste joyeuse à l’idée de côtoyer des artistes engagés.