Interview Marie Griffay, directrice du frac champagne-ardenne
Directrice du FRAC Champagne-Ardenne, Marie Griffay revient avec nous, en attendant sa réouverture le 17 juin prochain, sur les enjeux inhérents à son institution, sur les origines et les perspectives d’avenir d’un projet qui fait véritablement sens et dont la cohérence marque tout autant que l’ouverture et la pertinence.
Guillaume Benoit : La mission du FRAC est définie par statut, « constituer une collection, de la diffuser auprès de différents publics et d’inventer des formes de sensibilisation à la création actuelle » ; quelle part de liberté vous vous accorde-t-elle et comment la mettez-vous à profit ? Quelle spécificité souhaitez-vous que votre direction insuffle au FRAC Champagne-Ardenne ?
Marie Griffay : Cette mission du FRAC m’a toujours semblé offrir une grande liberté ; je la lis comme une règle du jeu. Le défi est de réfléchir en équipe et avec nos partenaires aux outils et aux actions à mettre en œuvre. Faire appel à l’intelligence collective apporte énormément ; j’aime par-dessus tout les moments d’échange où les idées semblent rebondir d’une personne à l’autre. Au centre de ces réflexions il y a toujours les artistes et les publics.
« Stephen Felton — Teeth in the Grass », FRAC Champagne-Ardenne du 17 juin au 25 octobre 2020. En savoir plus Les artistes que j’ai invité·e·s depuis 2018 ont tous des pratiques très différentes ; et c’est surement ça la direction que je souhaite donner au FRAC. La diversité nous enrichit ; il y a là un nombre infini de possibles. J’aime que le programme surprenne aussi. Pendant les municipales, le parti d’extrême droite promettait de créer un FRAF : un Fonds Rémois d’Art Figuratif. Et bien, qu’ils ne se donnent pas cette peine : le FRAC prépare en ce moment une exposition des œuvres de Cathy Josefowitz en duo avec l’artiste Susie Green (prévue pour novembre 2020). Avec la co-commissaire, Bettina Moriceau Maillard, nous sommes en train de sélectionner des peintures et des dessins figuratifs marquants réalisés par Cathy Josefowitz dans les années 1970 autour du monde du spectacle. Les rencontres sont au cœur de ma programmation et cela se concrétise chaque année avec la participation du FRAC au festival de spectacle vivant FARaway, aux côtés de six scènes culturelles de Reims. Et puis, au FRAC, nous militons pour la rémunération des artistes, c’est la base.En quoi ce FRAC que vous dirigez vous paraît-il se singulariser des autres FRAC et des autres structures artistiques qui vous sont voisines ?
Les FRAC sont tous construits sur le même modèle mais chacun est unique puisque, depuis presque 40 ans, ils se sont construits en synergie avec leur territoire. La grande variété vient aussi de leurs collections ; la présence dans chaque FRAC d’un comité technique d’achat différent, constitué de commissaires, d’artistes, de personnalités extérieures, et renouvelé régulièrement, contribue à la grande variété des 23 fonds. Tout l’enjeu à mon arrivée était de poursuivre le travail engagé par les équipes successives depuis la création du FRAC, tout en apportant de nouvelles idées, de nouvelles perspectives. Plusieurs thèmes se sont succédé au FRAC en plus de 30 ans : l’art et la vie, l’art et la rencontre, l’art et la fête. Il m’a semblé intéressant de poursuivre ce cadavre exquis avec l’art et le jeu.
Enfin, il est certain que le FRAC se singularise des structures artistiques voisines puisque nous sommes la seule institution d’art contemporain labelisée en Champagne-Ardenne. C’est l’une des rares régions qui ne soit pas dotée d’un musée d’art contemporain par exemple. Heureusement la vie artistique est riche : il y a ici des artist-run-space engagés, et principalement en milieu rural, je pense notamment à Maison Vide à Crugny, à Maison Louis Jardin au Mesnil-sur-Oger, à Maison Laurentine à Aubepierre-sur-Aube… L’artiste Mehryl Levisse a par ailleurs créé Balak à Charleville-Mézières il y a presque dix ans, et l’artiste Sophie Hasslauer est en train de monter une résidence à Val-de-Vesle. Nous avons donc tout autour de nous beaucoup de structures amies mais pas de sœur jumelle.
Le jeu, au centre de votre programmation depuis 2018, fait écho à des pratiques nouvelles, des détournements de règles visant souvent à inventer des interactions inédites entre les êtres. Votre ligne et votre rapport à la création tentent-ils de souligner cette volonté de faire « communauté », de repenser le collectif ?
L’idée de commun est essentielle dans ma programmation. Pour ma première exposition au FRAC j’ai invité dix artistes à faire exposition commune / œuvre commune, à inventer leurs propres règles du jeu lors d’une résidence. L’expérience de Plein Jeu 1 a été enrichissante artistiquement et elle a aussi permis d’introduire de nouveaux modes de travail, plus collaboratifs, avec l’équipe du FRAC et nos partenaires. Nous avons observé le déroulement des échanges entre les artistes, leurs tâtonnements, la naissance de leurs collaborations, dans une expérience proche de l’étude scientifique. L’artiste Rémy Drouard était l’observateur de cette résidence ; ces notes lui ont permis de réaliser une œuvre sonore inédite. Nous avons ensuite invité l’historienne de l’art Elena Lespes Muñoz à porter un regard rétrospectif sur cette expérience, et à publier son texte, « De l’exposition collective à l’exposition commune : s’essayer aux tâtonnements », dans le magazine du FRAC, le CARF, dont l’objectif est de prendre du recul sur la programmation, dans une perspective critique.
Le jeu est central dans mon programme artistique. Au-delà du divertissement, le jeu établit des règles, librement consenties par ses participant·e·s, qui, par analogie avec la vie courante, agissent comme une expression du vivre ensemble. Ce thème se déploie comme un fil rouge, plus ou moins ténu, jusqu’à prendre des formes très concrètes. En septembre dernier nous avons organisé au FRAC la première session publique du jeu de société créé par l’artiste Olivia Hernaïz, L’Art & Ma Carrière, qui aborde le problème des inégalités entre femmes et hommes dans le secteur des arts visuels. Son jeu est un électrochoc.
Emmanuelle Lainé réalisait en 2018 un projet d’envergure autour de vos collections et les mettait en scène dans un trompe-l’œil esthétiquement passionnant. Pourriez-vous nous dire ce qu’a représenté pour vous ce projet, ce regard d’artiste sur une collection et une institution qui a forcément dû faire émerger un inventaire des souvenirs ?
Ce projet était essentiel. Lorsque j’ai reçu la nouvelle de ma nomination au FRAC, Emmanuelle Lainé a été la première artiste que j’ai appelée. Et nous ne nous connaissions pas ! Mon ambition était de tirer d’entrée de jeu le meilleur parti d’un FRAC : ouvrir sa collection à une artiste pour produire une œuvre inédite. Cela me semble être une chance incroyable. La collection est un trésor et les artistes sont nos meilleur·e·s guides. Son œuvre au FRAC était un choc visuel et sensoriel : elle est parvenue à faire entrer les salles historiques de l’ancien collège des Jésuites dans l’espace « white cube » du FRAC. La dernière salle nous donnait le vertige ! Chaque détail a été pensé par Emmanuelle Lainé avec une grande minutie.
Elle nous a offert un regard décloisonné sur la collection, débarrassé des catégories de classification qui nous encombrent tous (en régie des œuvres et dans la vie). Son travail est situé car il se nourrit de ce qu’elle trouve sur place : les objets, les personnes, leurs interactions sociales. Elle s’appuie sur les relations de travail et leurs codes pour construire ses œuvres. Je vois une vraie continuité entre son installation au FRAC et la vidéo qu’elle vient de réaliser avec Benjamin Valenza, Are you Ready to Try the Artist’s Habits?, une immersion captivante dans le centre d’art de Noisy-le-Sec.
Nous allons fêter en 2022 les quarante ans des FRAC, quelle leçon le temps fournit dans l’évolution de ces structures ? La transmission de l’art vous paraît-elle répondre à la même exigence que lors de leur création ? De même, la question de la décentralisation vous apparaît-elle fondamentale dans le cadre de l’art d’aujourd’hui ?
Le modèle des FRAC me semble plus actuel que jamais au moment où nous devons entièrement repenser l’accès à la culture à cause de la pandémie. Nous sommes des structures de proximité, agissant dans la société, avec les artistes. C’est une mission passionnante et nécessaire. Les FRAC sauront se réinventer après le confinement car nous sommes des organismes ductiles, en lien direct avec notre environnement. Quant à la décentralisation culturelle, elle est aujourd’hui encore fondamentale ; les inégalités territoriales sont encore là. Nous militons pour un accès équitable à la culture, c’est un combat de tous les jours.
Qui constitue aujourd’hui l’essentiel de votre public ? On sait que le public scolaire est présent en nombre, toutefois, le but du FRAC, s’il contient un volet pédagogique, ne s’y limite pas nécessairement. À qui souhaitez-vous vous adresser en priorité, aux amateurs d’art contemporain en particulier, aux amateurs de création en général, aux artistes ?
Notre mission est de sensibiliser tous les publics à l’art actuel. Nos séances de médiation et nos ateliers s’adressent aux publics scolaires, aux résidents en EHPAD, aux détenus en maison d’arrêt, au public individuel… Nous concevons à chaque nouvelle exposition au FRAC un large programme dont les événements sont autant de portes d’entrée vers les œuvres et les artistes. Lorsque nous avons invité la Maîtresse de thé Caiyun Song pour le WEFRAC 2019, ou le Chef étoilé Philippe Mille pour le WEFRAC 2018, beaucoup de visiteurs venaient pour ces événements et ont découvert les expositions d’Evelyn Taocheng Wang et d’Emmanuelle Lainé. En provoquant des rencontres nous nous adressons à tous les curieux.
Et puis l’épidémie nous a rappelé que notre mission était aussi de nous adresser aux médias locaux et nationaux, qui restent aujourd’hui encore extrêmement difficiles d’accès pour les structures d’art visuels qui défendent les artistes vivants. Les artistes semblent être les grands oubliés de la solidarité. Nous avons collectivement encore beaucoup de travail pour faire entendre les voix de notre secteur.
Quels contacts entretenez-vous avec les galeries d’art contemporain, la diversification des représentants d’artistes est, on l’imagine, une nécessité pour éviter tout conflit d’intérêt, s’agit-il cependant d’un frein dans votre rapport aux artistes ou dans l’élaboration d’expositions ?
Je n’ai jamais été confrontée à un problème de trop grande fidélité à une galerie vis-à-vis des autres. On perçoit chez certain·e·s galeristes une direction forte, et des affinités artistiques évidentes peuvent naître. Mais cela ne m’empêche pas de poursuivre mes recherches, mes prospections, mes visites d’ateliers de mon côté. L’indépendance est vitale.
Les FRAC sont souvent l’opportunité pour des artistes en début de carrière de bénéficier d’une première « grande exposition » qui les place sur la scène nationale ; quel lien entretenez-vous avec des artistes qui auraient été dans ces situations au sein de votre structure et s’agit-il d’un facteur de choix pour votre programmation (privilégier par exemple un artiste jamais montré dans la région aux dépens d’un nouveau projet d’un artiste que vous auriez exposé) ?
Le FRAC Champagne-Ardenne a toujours soutenu la création émergente. Lorsqu’il en était le directeur, François Quintin avait par exemple conçu les expositions « Jeunisme » dans lesquelles ont été invités Gilles Balmet, Nicolas Boulard ou Julien Discrit.
En réponse à sa proposition, j’ai choisi de lancer la série d’expositions « Plein Jeu » afin de réunir des artistes émergents autour de l’idée de collectif, de commun. À l’issue de Plein Jeu 1, nous avons notamment fait l’acquisition de plusieurs œuvres de Mükerrem Tuncay. La lettre à son chat et la vidéo avec sa grand-mère, deux œuvres découvertes il y a plus de cinq ans lors d’une visite d’atelier à Décines près de Lyon, sont aujourd’hui diffusées largement. Il existe une continuité entre le travail de recherche et de prospection que j’ai entamé il y a des années, et le programme actuel du FRAC. Il s’enrichit aussi des rencontres faites depuis mon arrivée.
Plein Jeu 2 a été l’occasion de présenter la première exposition monographique de Ouassila Arras, alors tout juste diplômée de l’ESAD de Reims. L’âge n’était pas un critère, j’ai fait toute confiance à Ouassila Arras pour occuper tout l’espace et elle a relevé ce défi avec beaucoup de talent. Un lien très particulier se tisse avec les artistes émergents que l’on accompagne pendant plusieurs années et il est toujours intéressant pour le public d’entretenir des relations suivies avec eux·elles. Suite à sa participation à Plein Jeu 1, Manon Harrois a été invité par les Amis du FRAC à réaliser un multiple. De belles relations de compagnonnages peuvent s’établir. Mais il est aussi essentiel de rester ouvert aux nouvelles découvertes.
L’ancrage régional et le fait que certains artistes (s’ils sont actifs sur le territoire) vivent à proximité de votre institution influence-t-il vos choix ? La notion de « production locale » est-elle un enjeu pour les FRAC ou peut-elle le devenir ?
Les artistes résidant dans notre région sont absolument essentiels à la vie du FRAC. Au-delà des expositions et des acquisitions, qui sont l’un des formats d’action du FRAC, nous invitons toute l’année des artistes pour des ateliers, des rencontres, des résidences. J’envisage le FRAC comme faisant partie d’un vaste écosystème local, d’une communauté vivante et agissante. Mes choix artistiques s’affranchissent heureusement de toute tentation de classification ou de hiérarchisation, qu’elle soit territoriale, « générationnelle », de genre… Établir des catégories me semble être le meilleur moyen de faire des oublié·e·s. Nous publions cette année un très beau texte de Nekane Aramburu dans notre magazine CARF n°3 (à paraître en décembre 2020), dans lequel elle souligne le paradoxe des expositions consacrées uniquement aux artistes femmes qui, de ce fait, soulignent la bicatégorisation femme/homme en oubliant les transgenres et les luttes pour la visibilité LGBTQI+.
En quoi les outils numériques, la possibilité de diffuser, à votre guise, vos actions, vos réalisations et vos expositions sur Internet ont changé la réalité du FRAC que vous dirigez ? S’agit-il pour vous de vous emparer des outils de communication et de valorisation de votre action ou d’un véritable enjeu qui participe de votre mission et vous amène à penser autrement votre rôle auprès des publics ?
Notre présence numérique n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Nous avons, depuis mi-mars, publié des textes de médiation, conçu des ateliers à réaliser à la maison, lancé une chaîne IGTV sur Instagram avec nos interviews d’artistes « home made » et diffusé l’exposition Vidéo Club, qui devait ouvrir au FRAC en mars, sur Instagram. Mais nous avons aussi réalisé que nous n’avions aucune indépendance numérique ; notre site Internet est trop ancien pour accueillir ces nouveaux contenus, nous sommes donc complètement dépendant des réseaux sociaux pour leur diffusion. L’enjeu de cette année est donc de réaliser un nouveau site Internet qui fasse la part belle aux artistes. Un site aussi intéressant pour ceux·celles qui ont vu les expositions que pour ceux·celles qui n’ont pas pu se déplacer, grâce à des contenus enrichis accessibles à tou·te·s. Même si la fracture numérique est encore aujourd’hui un frein pour beaucoup, la décentralisation culturelle passera aussi par Internet.
Quels sont les projets et perspectives que vous nourrissez pour les années à venir ? Et plus largement, comment voyez-vous l’évolution des FRAC, s’agit-il d’un modèle qui pourrait se décliner ou se réinventer ?
Il me semble que l’avenir des FRAC est de participer plus activement, plus publiquement aux débats qui agitent notre secteur et, plus largement, la société. J’aimerais que l’on entende plus la voix des FRAC sur la rémunération des artistes, la visibilité des artistes femmes et des minorités, l’accès à la culture. Nos missions mêmes nous invitent à un engagement militant dans la société, avec les artistes, pour et avec le public. Je crois que le FRAC de demain sera plus politique.
Découvrez le programme d’expositions du FRAC Champagne-Ardenne à partir du 17 juin