Jean-Yves Jouannais — Galerie G.-P. & N. Vallois
La galerie G.-P. & N. Vallois présente jusqu’au 1er décembre une exposition consacrée au projet de L’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais. Un travail titanesque qui l’a mené à abandonner ses précédentes activités pour se consacrer uniquement à ce terrible sujet au long d’une recherche ponctuée de conférences régulières au Centre Pompidou, dont on fêtait la centième le 15 novembre dernier.
Dans les conférences qu’il égrène depuis dix ans, Jean-Yves Jouannais pénètre l’univers de la guerre avec la pudeur de l’imposteur qu’il revendique depuis ses débuts autant qu’avec une ouverture sincère à l’intimité de ses questionnements. Lui qui refuse de se voir comme auteur de L’Encyclopédie des guerres précise pourtant, au fil des années, la place qu’il souhaite y incarner ; « personnage de roman rêvé par un autre personnage de roman ». À rebours du paradoxe, cette distance géographique, voire ontologique, lui offre une liberté qui fait de ses interventions une compilation passionnante de perspectives sur un sujet vertigineux dont les infinies ramifications confondent toute autorité, toute emprise globale qui souhaiteraient s’exercer sur lui.
Abordant chaque fait, chaque témoignage et chaque extrait compilé en questionnant leur contexte, il articule une somme hétéroclite de genres qui font naviguer la « guerre » de l’horreur au grotesque, de la fantaisie à l’objective méticulosité en opérant chaque fois un pas de côté qui déborde tout attendu d’un auditoire fidèle. Car le personnage, pour touchant et respectueux qu’il soit, ne s’aventurant jamais à travers un quelconque effet de manche d’une écriture qu’on lui sait pourtant alerte, ne manque pas moins de malice et, à l’aune de la somme d’un résultat qui continue de se dessiner, d’ambition.
Sa démarche a, de fait, déjà dépassé la simple compilation ; il s’agit d’une entreprise littéraire dans tout ce qu’elle a de plus tangible, d’une vie « au milieu » de lettres, de textes d’autres et des siens propres. Mais aussi et surtout d’une vie « à l’intérieur » de ces textes ; la dédicace de sa personne à la trame littéraire d’un récit qui s’invente, celle d’un amateur par définition « illégitime » à se confronter, par la force du travail et de l’investissement, à une histoire qui le dépasse. À devenir, par là-même, sujet non anonyme de la guerre, pivot concret, explicite et visible d’études à venir sur notre rapport à celle-ci et à son histoire. Le personnage débonnaire partageant ainsi avec son auditoire ses doutes, ses impasses, les laissant irrésolues par de laconiques (et bartlebiens) « je ne sais pas… », « peut-être… », pourrait bien virer, à terme, au héros sans autre qualité que la poursuite de son aporie.
L’accumulation, la litanie de tableaux esquissés au gré de ces exposés composent une topographie extensive de la guerre qui porte en elle les fondements autobiographiques de sa propre recherche, dépassant son sujet pour en devenir lui-même le sujet. De la sorte, c’est un anti-panthéon fragile et éphémère qu’il érige à la gloire de tous ceux qui ont touché à la guerre, de toutes les manières que ce soit. Un monument mémoriel véritable donc qui, loin de la sacralisation, loin du plaisir morbide de la considération rétrospective des batailles, assume la part littéraire du souvenir autant que celle concrète de la littérature et aborde son thème à cheval entre les sciences, les genres et les méthodes ; dans son actualité donc.
L’enjeu de l’exposition est alors, après deux précédents projets à la Villa Arson et au Printemps de septembre, de rendre cette pensée en acte dans l’espace. En dédiant cette encyclopédie à la transmission fondamentalement orale, en ponctuant celles-ci d’actions ancrées dans le processus d’une transformation de sa propre histoire (l’échange systématique de sa bibliothèque personnelle contre une bibliothèque de guerre par exemple), Jouannais fait du secret de la recherche un événement plastique. Loin des ambitions participatives artificielles, il introduit la participation de l’autre, son nouvel autre ou son autre nouveau lui, « Jean-Yves Jouannais personnage auquel s’impose L’Encyclopédie des guerres », au sein même d’une pratique en mouvement constant, imprédictible et infinie, « infinissable » et donc constitutionnellement liée à son corps.
Une réussite ici, qui maintient tout à la fois la gravité et le sérieux du sujet abordé, l’humilité qu’il impose tout en parvenant, par incise, à laisser émerger la fantaisie (bien plus que l’ironie) dans la présentation de collages aux accents méthodiquement et scrupuleusement délirants. Les feuilles A4 accrochées au mur déclinent une multitude d’entrées de l’encyclopédie qui portent sur elles les extraits compilés autour de ces thèmes. Se déploie ainsi un lexique qui s’offre sous un nouveau jour et, à mesure qu’il se développe, révèle sa polysémie. En ce sens, la question de la forme, si elle apparaît essentielle dans le principe de la scénographie, se modèle avec une belle évidence dans cette présentation sobre où les indices visuels sont autant de signes discrets et subtils. Une police inventée à cet effet par les étudiants de la Fonderie de l’image à Bagnolet orne les feuilles volantes ; instable, travaillée par les accidents et hiatus, elle coordonne les termes entre eux avec une efficacité visuelle immédiate. Les boîtes de rangement, érigées dans la galerie, dessinent une forme matérielle à cette base de savoir qui s’offre justement comme le reflet de l’absence, absence de celui qui la transmet, absence de cette vie qui lui est essentielle. Il faut ainsi pénétrer la salle du fond pour percevoir les mots de Jouannais, perdus dans les méandres d’une discussion traduite en allemand qui surligne sa voix pour la faire presque disparaître dans son appropriation par le réalisateur du film, Alexander Kluge.
De la sorte, l’exposition nous invite à profiter de son absence pour prendre à notre tour une place dans l’entreprise, éludant les remarques de Jouannais pour l’offrir dans sa plus grande simplicité ; une organisation de savoirs qui s’adapte et se module à mesure des découvertes, qui porte en elles les secrets d’une vie propre. Un objet vivant dont on peut se saisir, à l’image des feuilles fichées sur les cimaises, mais dont on ne peut véritablement s’emparer ; matérialisation là encore de l’ambiguïté constitutive d’une forme qui entretient sa propre part « déceptive », son incapacité à s’insérer dans le gabarit d’un objet identifiable et arrêté. Ici, tout s’emmêle et les strates de pensées, désirs et réalités d’une recherche se révèlent dans leur pluralité pour « dépasser » leur propre auteur, qui ne peut définitivement plus en être un. En ce sens, si elle est participative, l’encyclopédie est également un projet sourd qui vit à son rythme et à ses soubresauts internes.
La participation semble ainsi essentielle et, à la manière des tableaux réalisés sous l’impulsion d’un autre artiste de la galerie, Alain Bublex, reflète l’importance de cette mise au pluriel du projet. Ils apportent un contre-regard ravageur qui envisage l’avion et le blindé comme des membres d’un écosystème, réintégrant à l’aide du collage le matériel de guerre dans un ordre naturel halluciné. Ils évoquent surtout cette méthodologie précise du « rebond » dans ses conférences, du saut, de l’invitation et de l’infiltration d’images, d’une visée mentale à « l’épreuve » de ses obsessions.
Se révèle également dans l’ambiguïté de la « décision » d’en faire une exposition la tension qui a constamment animé sa pensée entre production et retrait. La stratégie de l’économie, de l’absence et du vide créée par la formulation d’un possible qui annule la tentation d’un œuvre à venir est ici capitale ; la tranchée ouverte par la réflexion dispense le « déjà-là » d’une production qui, évoquée, s’épargne la peine de se concrétiser. Cette entreprise titanesque qui, à défaut d’être celle d’une vie entière, n’en est pas moins celle d’une existence qui se poursuit, dessine le catalogue en négatif de tous les livres qui auraient pu être.
En cela, la gageure d’une exposition autour d’un projet aussi inclassable que vertigineux est tenue. On sent à l’œuvre cette discipline (dans tous les sens du terme) qui perce l’histoire par le biais d’un savoir qui s’invente à mesure qu’il se déploie, un savoir purement horizontal, joyeusement immanent qui, s’épandant à force d’âge, se refuse à contempler en suspens ses frontières, encore plus à les tracer. Un projet qui, fort de sa liberté, se définit donc chaque fois un peu plus en cultivant ce paradoxe de ne jamais se préciser ; au contraire, il ouvre sa mire, installe des éléments extérieurs et invente de nouvelles règles, de nouvelles modalités dont cette exposition constitue un jalon salutaire pour inviter à se plonger et surtout à s’amarrer à cette vibrante épopée domestique qui se joue en public.
Retrouvez le programme des conférences données par Jean-Yves Jouannais au Centre Pompidou