Joanna Piotrowska — Le Bal
À travers le jeu, la légèreté sensible du toucher et la familiarité de l’espace intime, Joanna Piotrowska renverse au Bal les certitudes et laisse émerger la possibilité du doute et de l’inquiétude en abordant, par le biais d’un noir & blanc d’une efficacité plastique redoutable, ce suspens qui enferme le corps et l’ambiguïté de sa libération.
Dans cette mise en scène subtilement dépouillée, les influences plus cinématographiques que proprement photographiques de l’artiste se révèlent ; cette admiratrice de l’œuvre de Chantal Akerman affronte directement la condition du sujet qu’elle élabore et insère dans l’image les narrations visant à son émancipation. Suivant plusieurs logiques, le parcours offre un panorama de scripts dans une création dont la sobriété formelle et l’aspect percutant des différentes raisons présidant à la réalisation de ses séries tisse le véritable lien. La nostalgie et la quiétude apparentes s’effacent toujours pour révéler l’angoisse du silence et de l’immobilité. Deux vertus aussi inquiétantes qu’inhérentes à la photographie et essentielles ici. L’instantané ramène dans le présent un moment capturé, dont la durée semble aussi impossible que le voyage que fait cette intimité jusque sous nos yeux, exposée. Si les photographies ne portent en général pas de titre, leur regroupement sous la dénomination Entre nous révèle la charge double d’une distance entre les êtres qui pourrait bien être accentuée par la distance qui borde notre propre intimité, cette béance “de nous à nous” qui se dessine entre les limites de notre pouvoir.
Un jeu constant de l’artiste entre sphère privée et sphère publique qui trouve sa manifestation dans la scénographie même de l’exposition. Le parcours est ponctué de zones chaleureuses et d’espaces laissés vierges, opérant une rupture formelle dans l’appréhension même de son travail. Dans ce mouvement d’aller-retour constant, Piotrowska se saisit de la contrainte des corps et des esprits en convoquant les règles du jeu, spécialité de l’une de ses dernières séries emblématiques, dans laquelle les individus photographiés sont invités à reproduire des « cabanes » enfantines. Les constructions de fortune, « intérieurs » dans un « intérieur », redoublent les frontières du monde à soi et en sous-entendent les menaces, jusque dans l’habitat, voire la contrainte intérieure. C’est que derrière son aspect ludique et ses vertus sociales, le jeu est aussi le premier vecteur de règles, admises ou détournées, pour l’activité collective. Le comportement intime, la propension à la réussite ou à l’échec le premier marqueur de ce qui fomente nos liens avec la communauté. Une déviation qui décline sa logique jusqu’aux jeux présents dans les cages de zoos, dictant leurs règles aux animaux en captivité. C’est alors tout notre pouvoir à détourner les lois de la nature, à fabriquer notre propre ordre qui est remis en question, mis en crise et non pas dénigré, pour observer les limites et les possibilités de s’y mouvoir en liberté.
L’ordre du pouvoir se révèle ainsi dans son œuvre par la réponse, positive, négative ou effacée des sujets de cette relation. Par définition immatérielle, la domination trouve son expression concrète dans les stratégies, les émotions communiquées et les actes de ceux qui y sont soumis. Par effacement donc, derrière le dévoilement, Entre nous dessine les frontières d’un « œuvre-regard » qui laisse sourdre, dans l’immobilité et le silence, la potentielle violence qui menace jusque l’ordre intime des choses.