Mathieu Kleyebe Abonnenc — Le Crédac, Ivry-sur-Seine
L’absence et la distance, la rupture et la conciliation, le document et le rêve sont autant de paradoxes féconds dans la démarche de Mathieu Kleyebe Abonnenc qui déploie, au Crédac, une exposition aux allures d’îlot serein et mobile, érudit et merveilleusement sensible, d’une histoire de tempêtes.
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Bien plus qu’un passeur, Abonnenc est un passant, cellule active et créative de cet univers polymorphe reconstruit qui absorbe immédiatement le visiteur et au sein duquel son regard, son analyse et son imagination sont préalablement requis pour élaborer le sens de sa visite. Suivre Abonnenc, en ce sens, n’a rien d’une simple prise de conscience dogmatique, c’est entrer à sa suite au-delà de ce qui pourrait faire frontière, c’est glisser entre les formes. Dans sa pratique d’abord, mêlant invention plastique, exposition d’objets historiques, édition, réinterprétation et dans sa manifestation ensuite, convoquant les arts, les mythes, la littérature, l’histoire, l’ethnographie, le cinéma ou la recherche amateur, abolissant les limites géographiques ou temporelles de ses sujets pour acter un présent qui les transgresse.
La citation de Frantz Fanon qui baptise cette exposition est d’abord une exhortation à la libération, une exfiltration du fantasme de la construction propre et individuelle ; « prendre, c’est également, sur de multiples plans, être pris. » En se défendant alors de répéter toute injonction qui pourrait porter la marque de cette aliénation, Fanon invite dans Les Damnés de la terre à rejoindre le moment de crise, la bascule en ce qu’elle est un mouvement ouvert plus qu’une inclinaison, une dynamique plutôt qu’une posture, toujours trompeuse. Le « lieu de déséquilibre occulte » n’a rien en cela d’une position « juste » mais, nous dit-il, constitue le « là » où « s’illuminent sa perception et sa respiration. » Cette dynamique est précisément celle de l’artiste qui, dans son œuvre, ne cesse de renouveler les approches et les formes. Ne pas être dans une posture préméditée mais tenter de se fondre dans un mouvement, celui-là même que l’on ne peut percevoir qu’une fois le pas franchi ; avec Abonnenc on ne passe pas, on franchit le pas.
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Une réalité en ce que l’artiste nous force à l’engagement, à repousser les attentes de toute bienveillance ou fascination béate pour l’autre. L’altérité, chez lui, se cherche et, si elle passe nécessairement par celui-ci, n’a rien d’un « objet ». Le désir du vrai ne flatte pas, il irradie, conserve son apreté, ses zones d’ombre et ne fait signe que par reflets. Débarrassé de ses fantasmes, l’exotisme est ici à entendre au sens étymologique comme mise à disposition, sans réduction, de ce qui est « au-dehors », géographiquement comme symboliquement. Hors de portée, voire au dehors de la réalité. C’est le propre d’Abonnenc que de mêler des recherches historiques précises et pointues avec les fictions qui gravitent autour d’elles et les récits intimes qui rythment ses découvertes. En trois salles distinctes, l’artiste élabore une exposition formellement scindée mais fondamentalement liée qui varie les approches, nous confrontant d’abord au toucher avec une multitude d’objets disposés au sol, à une installation sonore puis à des projections vidéos. Pour autant, aucun partage des sens ; l’attention est sollicitée dans les trois cas de la même manière, l’absence d’images, de sons ou de signes encourage en réalité à une même lecture globale.
En mettant en place des éléments d’histoires croisées, Abonenc installe un premier fil en forme de voyage, faisant divaguer à travers les marques symboliques d’un imaginaire lié aux Caraïbes, elles-mêmes carrefours d’influence et génératrices de périphéries. Le temps et le lieu s’emmêlent dans ce réseau de réseaux. D’où l’importance de la variation des champs de création évoqués autant que leur proximité dans l’espace. La musique avec les tubes semblables à ceux d’un orgue, la science avec la radiographie d’un corps, la littérature qui irrigue en filigrane les installations. Dans ce grand tout, que pourrait d’ailleurs symboliser le titre de l’œuvre L’anatomie des envahisseurs ressuscitée et accordée à la musique d’un silence peint, l’expression ne privilégie plus de forme et révèle sa possible manifestation en tout endroit. La colonisation, là encore, se donne à lire jusque dans l’infime ; les ustensiles d’orpailleur, posés au sol, ont croisé la route intime de l’artiste, vestiges d’une maison acquise par sa mère.
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Si leur fragilité apparait, c’est tout autant leur robustesse et leur résistance au temps qui se fait criante, des stigmates du passé qui précisément passent pour traverser ses propriétaires. De l’œuvre signée, de la pièce manufacturée ou de l’objet trouvé, la présence acte le geste créateur de par l’exposition. La question du ready-made se trouve ainsi retournée ; il n’est plus question d’interpréter l’intention mais de lire le poids de l’histoire dans ce dernier, d’observer comment il la porte ou s’y intègre. De diriger en quelque sorte son regard vers le sol pour saisir comment la présence au lieu, actuelle ou passée, ancre la géographie à l’histoire.
Par touches, dans l’espace, Abonnenc installe une mise en crise du temps, une confusion des temporalités qui a tout de politique, la colonisation n’est pas qu’un événement historique, c’est en cela que le travail de Abonnenc est précieux, il ne s’agit pas de faire la lumière sur un épisode ou un moment mais de montrer comment l’histoire dépasse son propre temps et comment chacun de ses épisodes ouvre une séquence qui ne s’y limite pas, acte une généalogie aussi délétère que continue. Il s’en empare et pare l’espace pour en infléchir le cours, lui offrir de nouvelles possibilités de déploiements, dépossédée de son caractère coercitif pour en faire une force d’émancipation. Un programme théorique qui constitue certes notre lecture mais qui semble bien s’activer concrètement dans son travail, offrant des pièces à l’imaginaire infiniment fécond, où la magie poétique irrigue les reflets dramatiques.
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Et fondamentalement, ce lieu occulte met en branle la force essentielle de ce parcours, la capacité de l’art d’Abonnenc de faire dialoguer vie et mort. Le squelette radiographié devient une preuve de vie, les carapaces de tortue témoignent de l’avidité morbide qui accompagne toute exploitation de richesse et, plus bouleversant encore, la vidéo hommage Laurène Lorano (2007 — 2022), réalisée avec celle-ci, insuffle de la durée dans une histoire qui se prolonge. Et assure une dynamique saisissante avec l’intensité des bruits naturels de son installation sonore, The Music of Living Landscapes, qui fait revivre un texte prononcé par l’écrivain Wilson Harris. Cette descente du fleuve de nuit s’apparente à une procession libre, sans dogme et dont la charge symbolique poignante se construit à rebours ; quète sans nom de fragments d’une mémoire qui vient se superposer à celle ainsi honorée.
Ici, la mort dépasse sa définition de rupture et, tout comme elle se mèle à la vie dans la mue du serpent exposée au début de l’exposition, finit son cycle dans une acceptation de se perdre en partie pour rejoindre l’autre, tout comme a pu le mettre en récit Wilson Harris dans le Palais du Paon, épopée fluviale où l’expérience de la mort est une étape essentielle à la quète de l’origine. Un parti aussi poignant que radical qui en plus d’offrir une lecture à nouveaux frais de l’histoire, lui donne la possibilité, dans chacun des artefacts présentés, de reprendre vie. Une vie qui exige de se déprendre de l’aveuglement, intériorisé ou contraint, de la domination, à l’image de cette révélation du même Wilson Harris dans Le Palais du Paon : « Le soleil aveuglait et dominait mon regard de vivant mais l’œil du mort restait ouvert, clair et obstiné. Je rêvai que je m’éveillais avec un œil mort qui voyait et un œil vivant qui restait fermé. »
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Alors, dans ce lieu de déséquilibre occulte, c’est la possibilité même d’embrasser le mouvement et la fin qu’aménage pour nous Mathieu Kleyebe Abonnenc, aiguisant dans le choc des formes, dans la brutalité de l’histoire et la cruauté des existences, la lame capable d’opérer ce que le serpent a toujours su faire, sa propre mue.