Jules de Balincourt — Galerie Thaddaeus Ropac
La galerie Thaddaeus Ropac présente dans son espace du Marais une exposition des dernières œuvres du peintre Jules de Balincourt. Au sein de compositions comme autant d’îles régies par leurs propres lois se dévoilent des mystères qu’il nous appartient de résoudre, de décoder ou au contraire d’embrasser et de poursuivre par notre propre capacité d’invention. Un parcours qui invite à la liberté dans un imaginaire qui n’a rien pourtant de muet.
Dès le début des années 2000, il marque le monde de l’art avec, entre autres, des cartes des Etats-Unis reproduites à l’aide de couleurs vives et évoquant des phénomènes économiques et sociétaux dans un mélange de naïveté et de précision qui impose un style qu’il fera évoluer au fil des ans vers une peinture plus figurative. Présent dans de prestigieuses collections, son travail pictural sur la polarité, la dualité agite des œuvres où la nature semble elle-même ressortir d’un ordre différent de celui de l’homme.
À l’évidente efficacité visuelle de ses toiles ressort un doute ; ces images qui vibrent de contrastes inattendus mais toujours flatteurs, de rappels subtils et d’échos de couleurs cohérents cachent bien souvent des dimensions plus sombres qui parlent autant de nous que des mondes que nous vivons. Jules de Balincourt use de la force constante de son regard qui fait de la figure humaine une part complète de l’artificialité qu’elle érige dans la nature et cohabite, pacifiquement ou presque extérieurement, comme une présence fantomatique, dans le spectre de sa force.
Les dernières toiles de l’artiste, réalisées entre 2019 et 2020 présentent, malgré leur familiarité immédiate, une dimension d’ouverture assez nouvelle dans la peinture de cet artiste actif depuis plus de vingt ans et généralement plus dirigiste en matière de narration. Ici flotte une certaine suspension assumée, une stase de l’opinion pour laisser la forme émerger, les lignes se tracer sur la toile et imposer la concrétude des êtres qui en naissent, entre désir d’échapper à une réalité qui nous enferme à travers ses murs et expression du pur bonheur de peindre.
Si Jules de Balincourt a toujours laissé au sein de ses images une marge de doute et d’ambiguïté propres à offrir à l’imaginaire du spectateur la liberté d’y voyager à sa guise, il semble avec cette dernière série se dégager plus encore de latitudes pour le regard et l’interprétation. Paradoxalement, pour répondre ici formellement à l’invitation qu’il exhorte au regardeur de formuler, se dessine ici peut-être le portrait le plus intime de son propre paysage mental. Autrement dit, c’est en laissant le plus librement cours à ses propres sentiments actuels, en reflétant le plus directement les émotions qui le traversent dans cette période trouble où les désirs de combats et les indignations paraissent écrasés par les forces de régression et des politiques d’enfermement sur soi que Jules de Balincourt nous donne à entrevoir sa propre liberté de peintre, sa propre liberté d’être humain d’accéder, par l’image, par la couleur, à un échappatoire.
Si l’onirisme, l’audace et la radicalité président à chacune de ses « visions » à la base de toiles enclines à plonger dans le vertige d’une humanité démagnétisée de son point d’équilibre et lancée, en contreplongée, dans l’observation d’un monde rappelé à son étrangeté initiale, toute la force picturale de Jules de Balincourt tient au formidable équilibre de compositions « sur la crète », où la diagonale et le basculement du plan semblent absorber la traditionnelle perspective pour la propulser de force à la surface, dans une frontalité déconcertante. À l’image de son tableau Fallen Monument, véritable bijou de construction picturale, les couleurs naïves et la douceur des exotismes imaginaires se diluent à mesure de l’observation face à la force du mouvement, à l’entraînement « vésuvien » d’un magma de couleurs recouvrant tout sur leur passage et immobilisant la représentation.
Le voyage mental, s’il est une promesse d’évasion, n’a rien d’une évidence salutaire ; on n’échappe jamais du risque et il nous appartient alors d’accepter les règles et contraintes d’une nature que l’on souhaite embrasser. Mais là encore, rien n’est évident et Jules de Balincourt déjoue lui-même l’univocité du regard à travers les figures humaines qui peuplent ce décor dont la simplification initiale a accru toute la complexité. Une récurrence dans son œuvre où les silhouettes, minimales mais pourtant très expressives semblent elles aussi en suspens, propositions de possibilités d’attitudes à observer ou à tenter de comprendre. Absorbés dans la contemplation, en pleine discussion, tranquilles ou alertes, les corps deviennent autant de moments dynamiques dans ces natures omnipotentes qui rythment la lecture du tableau et lui offrent une intention qui, pour ouverte qu’elle soit, n’en reste pas moins minutieusement construite et méticuleusement dirigée par l’artiste.
Comme un rebours à l’abstraction, il parsème, sur des toiles dont l’énergie et la voracité de formes organiques jouent la musique d’une liberté absolue, des motifs figuratifs qui distendent le chaos possible en structurant l’espace. Les silhouettes se donnent alors comme autant de jouets d’enfants disséminés dans l’espace abstrait d’un monde que nous « vivons » avant que d’ « habiter ». L’être humain tantôt minuscule, tantôt gigantesque, devient le témoin, la légende propre à décoder les dimensions des vertiges de ses images. C’est alors un miroir fabuleux que nous tend sa peinture, faisant de nous, de nos corps, l’échelle de graduation de son imaginaire, un repère en trompe-l’œil qui parvient d’autant mieux à nous y perdre.
C’est alors ici probablement que le titre de l’exposition, « Il y a plus d’yeux que de feuilles dans les arbres », (dérivé d’une expression populaire costaricienne évoquant l’interconnexion des habitants autant que la responsabilité de chacun jusqu’au fond des forêts) prend tout son sens et rappelle la contradiction essentielle à l’humanité de n’atteindre jamais autrement que sous la tutelle, sous le regard d’une force extérieure, la plénitude de l’apaisement. La liberté et la sécurité sont autant de forces en balance dont la tension, le jeu de friction permanent sont les seuls garants. Il n’est alors de véritable liberté dans les paradis de Jules de Balincourt, dans ces chemins secrets au cœur de forêts luxuriantes qu’à la mesure de l’équilibre, de la stabilité que notre vigilance doit maintenir.
Quitter la violence de notre monde a un prix, celui de déposer nos propres armes à l’entrée d’un nouveau qui se dessine, sans jamais perdre son propre équilibre, cette balance qui nous permet d’y inventer notre propre centre de gravité.