Interview Isabelle Alfonsi et Cécilia Becanovic, galerie Marcelle Alix
Atypique de par son exigence et la qualité des artistes qu’elle représente, la galerie Marcelle Alix s’est imposée dans le paysage artistique contemporain avec une programmation cohérente qui fait la part belle aux stratégies de résistance poétiques, politiques et identitaires qui défient les imaginaires et les genres.
Votre galerie est née à Belleville. Ce décentrement semblait répondre, à l’époque, à un vent nouveau soufflant sur l’art contemporain qui semblait plus en phase avec la réalité et les envies d’artistes installés par choix ou par nécessité dans des quartiers plus modestes. Cette forme de rupture s’accorde-t-elle avec le projet initial de la galerie lorsque vous l’avez formalisé ?
Isabelle Alfonsi et Cécilia Becanovic : Nous souhaitions nous rapprocher de personnes et de lieux que nous fréquentions avec assiduité. Le Plateau, la galerie pionnière Jocelyn Wolff et le programme très curaté de castillo/corrales avaient alors toute notre attention. Après cela, il fallait trouver un espace suffisamment intéressant et flexible, car en dépit de loyers plus attractifs, beaucoup d’espaces étaient trop petits ou demandaient des remises en état trop coûteuses pour nous. Dès le début, nous étions très heureuses de montrer des œuvres dans un espace aussi particulier que celui que nous avons depuis dix ans, avec ce sol en carreaux de plâtre chargés de motifs qui continue à jouer un rôle important dans la construction d’une vision de l’art qui adopte l’espace domestique en toile de fond — et non pas un espace insituable — pour développer un rapport décomplexé, sensuel et intime avec les œuvres.
Ce choix de donner un nom qui n’est pas le vôtre à la galerie constitue également une forte indépendance, pouvez-vous revenir sur son origine et cela répond-il à une logique « d’équipe » qui dépasse vos deux seules personnes ? Souhaitiez-vous d’emblée vous inscrire dans une alternative au format « galerie » ?
Nous n’avions pas l’idée d’être dans une réelle alternative. Après tout, Marcelle Alix était dès l’origine une galerie commerciale qui participait à des foires d’art contemporain, qui exposait des artistes à un rythme relativement classique. Ce qui nous intéressait, et ce qui nous intéresse toujours, c’est de questionner tous les passages obligés de la galerie : le fait de donner nos noms à la galerie ne nous semblait pas particulièrement représentatif de ce qu’une galerie peut projeter à long terme. Cette ombrelle qu’est Marcelle Alix nous permet de jouer avec une autre identité et d’impliquer de nombreuses personnes dans la conception de la galerie : les graphistes deValence, Aurélien Mole qui accompagne nos expositions par ses photographies, les artistes qui nous ont soutenues dès les premiers temps, nos stagiaires des débuts qui nous ont aidé à finir les travaux dans l’espace ou à élaborer ce que cela voulait dire pour nous que d’accueillir des visiteur·euse·s dans la galerie… Une galerie, c’est une communauté. Nous souhaitions rendre cela clair en choisissant ce nom de personnage fictif et éviter l’utra-personnification dont le monde de l’art raffole.
En 2009, lors de la création de votre galerie, vous réfutiez, Isabelle, cette image d’une « ligne » qui définirait la galerie, préférant à la « rectitude » la plasticité d’un « esprit » qui animerait votre démarche. Aujourd’hui, cette route plus tortueuse vous a-t-elle menées vers des rencontres que vous ne soupçonniez pas ?
L’intérêt d’annoncer les choses de cette façon est que nous n’avions aucun programme à tenir, si ce n’est celui que nos envies et nos rencontres nous dictaient. Cela nous donne toujours une grande liberté car nous ne nous interdisons aucun médium, aucune génération d’artistes. Au fil des années le goût de Marcelle Alix, qui s’est affiné en même temps que notre amitié s’approfondissait et que nous nous connaissions mieux l’une l’autre, est devenu quelque chose d’assez autonome. Nous savons souvent à l’avance ce qui peut plaire à l’une et l’autre, quel·le·s artistes sauront nous toucher. Il est toujours aussi difficile de définir une ligne pour Marcelle Alix et c’est précisément ce qui nous fait avancer. Nous ne savons pas à l’avance qui nous accompagnera demain.
Vous êtes une galerie à l’identité forte, non seulement à travers vos artistes, vos expositions, vos activités et engagements personnels dans le monde de l’art mais aussi votre communication, votre lien avec des problématiques engagées et engageant à un autre regard sur le monde couplé à une empathie pour vos artistes qui transparaît notamment dans vos textes de présentation. Pensiez-vous, à l’origine, que cette activité de galeriste définirait autant votre vie ou bien l’usage, le temps et la perception d’un enjeu plus grand vous ont amenées à redéfinir votre métier pour en faire une vie ?
Marcelle Alix est comme un chemin que l’on emprunterait tous les jours. Cela nous permet d’avancer avec confiance, tout en étant profondément affectées par toutes les nuances de ce projet et ce qui l’influence dès que nous nous en éloignons pour rencontrer d’autres situations, d’autres moments de création, chacune de notre côté. Lorsque nous écrivons pour d’autres occasions que celles que nous nous donnons à la galerie, nous nous servons de ce sentiment de liberté qui nous accompagne chaque fois que nous signons les textes des expositions des artistes que nous représentons. La galerie est l’endroit même de l’ouverture et des adresses passionnées. Sortir de la galerie est une nécessité pour toutes les deux. C’est une manière de ne pas se laisser enfermer soi-même, d’être plus éveillées, moins endormies par les tâches répétitives et les moments où nous devons nous rappeler que nous sommes bien une galerie, qu’il faut aimer, mais aussi vivre.
Cet « esprit » très marqué est, on l’imagine, une nécessité pour vous, pensez-vous qu’il s’agisse d’une nécessité pratique pour tout fonctionnement idéal de galerie ? Avez-vous l’impression de faire exception sur certains points et parvenez-vous à concilier les exigences économiques d’une galerie avec votre liberté ?
Nous ne croyons pas à l’existence d’un modèle idéal de galerie. Les galeries sont à l’image de la diversité des travaux artistiques qu’elles représentent et aucune ne se ressemble en réalité, même si elles ne revendiquent pas toutes un « esprit » particulier. Comme toutes les galeries dites d’ « auteur·rice », nous n’avons pas pour ambition de croître à tout prix, d’ouvrir des antennes dans le monde entier ou de représenter de plus en plus d’artistes. Nous reconnaissons la nécessité de travailler dans le marché de l’art et nous sommes réalistes par rapport à la durabilité de notre activité, mais nous essayons de continuer à penser les choses dans la continuité, depuis notre position particulière. Ces dernières années, nous avons réduit le nombre de foires auxquelles nous participons, tout simplement parce que nous voyons que cela ne correspond pas vraiment à notre modèle économique. Nous sommes bien plus à l’aise à la galerie où les relations sont plus durables et plus stimulantes que celles nous nouons dans les foires. Ce que nous cherchons avant tout et ce que le commerce de l’art nous apporte de temps en temps, ce sont des relations nuancées et régulières avec les collections privées et publiques.
Lorsque je pense à la galerie Marcelle Alix, je ne peux m’empêcher de me remémorer cette documentation qui accompagnait me semble-t-il vos premiers projets et qui à l’époque s’appelait « fanzine », parce que vous étiez de véritables « fans » de vos artistes. La beauté de ce geste m’avait frappé par son évidence et sa simplicité qui semblaient déjà en voie de disparition. Vous étiez tout simplement passionnées par des travaux, des démarches qui, par nature, doivent susciter ce sentiment. Ce bonheur d’accompagner des œuvres que vous aimez est-il toujours intact et y’a-t-il un événement, une exposition que vous auriez organisée qui vous paraît refléter ce sentiment ?
C’était joyeux de prendre le temps d’écrire davantage sur les projets de la galerie, d’essayer d’en dire plus en intégrant ce qui vient après le montage, ce que l’on comprend lorsque l’exposition existe et que nous vivons tous les jours ou presque avec elle. Nous voulions que ces petites publications (une fan est une fan, fan fatale) se fassent sans forcer, qu’elles ne soient ni régulières ni attendues. Si ces publications n’ont pas perduré, c’est sans doute en raison d’un goût immodéré pour la rencontre et la discussion. Nous accordons beaucoup de place aux visites des expositions et nos textes de communication se plaisent à défendre des idées, rapprocher une exposition d’une autre exposition. Ils nous aident à construire cette cohérence que d’autres ressentent en suivant le programme de la galerie. Le plaisir d’accompagner les artistes fluctue avec les aléas de la vie de chacun·e, mais notre envie a toujours été de vivre ce métier dans une forme de jouissance. Représenter les artistes est une tâche trop complexe pour la vivre dans la douleur. Nous avons monté la galerie pour pouvoir mettre notre passion au service des artistes que nous aimons. Si celle-ci venait à s’éteindre, la galerie n’aurait plus lieu d’être.
En avril 2019, vous inauguriez l’exposition collective de l’amitié, comment est né ce projet et votre empathie pour vos artistes fait-elle naître, entre eux, une certaine forme de filiation, de partage et de transmission par l’entremise de vos personnalités à toutes les deux ?
Nous avons conçu de l’amitié comme une sorte de réponse à la multiplication des expositions parlant d’amour ces dernières années. Plus largement, l’amitié nous semblait insuffisamment discutée autour de nous, alors que c’est le sentiment qui nous meut et nous importe plus que tout autre depuis longtemps. Nous aimons la façon dont l’amitié traverse les âges : Claude Cahun et Marcel Moore en font le titre du dernier numéro de la revue Inversions qui défend les droits des personnes homosexuelles au tout début des années 1920, avant qu’elle ne soit saisie. Tout au long du XXe siècle le mot est utilisé comme un euphémisme pour désigner les relations homosexuelles, jusqu’à la magnifique interview que donne Michel Foucault à Gai Pied en 1981 et qui s’intitule « de l’amitié comme mode de vie ». Ces relations côte à côte nous parlent dans ce qu’elles ont de transgressives par rapport à une société qui porte au pinacle sa version cheap : l’amour romantique.
Des œuvres de vos artistes ont-elles particulièrement résonné avec cette période de confinement qui a suspendu l’activité « physique » de l’art et modifient-elles votre regard sur celle-ci ? Cette crise, à titre personnel, modifie-t-elle par ailleurs votre appréhension du travail de galeriste ?
Nous avons profité du confinement pour diffuser des programmes vidéos. C’était le meilleur moyen pour nous de ne pas nous éloigner de la galerie et des artistes. Montrer leurs films c’était aussi découvrir à quel point certaines œuvres antérieures représentaient un éclaircissement et un soutien face à une situation qui a produit des demi-vies et des pensées fortes mais bien trop intériorisées. Si aujourd’hui tout est ralenti, si les foires sont annulées, les voyages suspendus et les expositions reculées, comment pourrons-nous y revenir sans juger encore plus inadaptés cette surenchère et ce rythme peu humain ? Nous avons toujours travaillé à ce ralentissement, mais il est difficile pour une galerie de s’opposer à tout. Le marché a besoin de quelques artistes dont le travail est profondément différent, mais pour la galerie c’est un succès d’estime et un avenir encore plus incertain.
Le rôle que jouent les galeries d’art dans le paysage culturel, leur capacité à accueillir tous les publics et à faire vivre autant de pensées singulières paraissent toujours aussi essentielles et peut-être plus urgent que jamais. Vous sentez-vous engagées dans une mission culturelle et souhaitez-vous défendre ce fait que les galeries constituent à Paris un réseau de diffusion de l’art libre d’accès et ouvert à tous participant, au-delà de l’économie, à la diffusion d’une pensée émancipée ?
Cela paraît évident. La crise menace la diversité de la scène artistique, dans tous les pays. Quand on pense à la possibilité qu’un tiers des galeries françaises disparaissent au gré de la crise actuelle, comme l’a indiqué une étude du Comité des Galeries d’art en mars, on prend la mesure de l’extrême richesse de notre scène, de la diversité des positions artistiques qu’elle met en avant. S’il ne devait rester que quelques très grosses galeries qui ont les moyens de faire face à la crise en faisant jouer quelques variables d’ajustement, on peut imaginer la pauvreté culturelle qui en résulterait. N’oublions pas que les galeries sont aussi des ressources extraordinaires pour les commissaires d’exposition et les directions artistiques d’institutions. L’accès aux artistes est facilité par notre travail à tout·e·s. La fermeture des galeries d’auteur·rice re-concentrerait la scène artistique sur quelques grands noms, empêchant de nombreux·euses artistes de montrer leur travail à travers cette première courroie de transmission que constitue la galerie.
Pour finir, la défiance généralisée a cette seule vertu d’offrir à chacun l’occasion de remettre en cause sa propre pratique. Quels questionnements récents ont pu modifier votre approche du métier et comment envisagez-vous l’avenir ?
Sans paraître en faire trop, nous remettons en question le plus souvent possible la manière dont la galerie existe. Il faut être vigilantes car on peut vite prendre de mauvaises décisions dans des moments de faiblesse. Être deux permet d’être au plus près de nos élans créatifs sans oublier la réalité. Nous ne voulons pas nous agiter, encore moins maintenant. Les espaces de la galerie nous donnent envie d’y rester et d’y travailler. Nous aimerions concentrer notre énergie dans ce qui est important : le dialogue avec les artistes, les accrochages et les rendez-vous.
Nous aimerions poursuivre nos efforts pour produire des expositions qui ont du sens et le faire avec le moins de gaspillage possible. La galerie va encore évoluer, mais son existence ne dépend pas que de nous évidemment.